"Je pense que tu n'as jamais vécu de véritable frustration" m'a-t-elle dit tout naturellement. Jamais de véritable frustration qu'elle a osé me dire. Elle m'a vraiment dit ça. Et elle y croyait vraiment. En voilà une de frustration : que ta mère soit convaincue que ta vie fut, jusqu'à présent, un long fleuve tranquille, alors que durant quatre ans elle te laissait au collège tous les matins en se demandant comment est-ce que tu arrivais à tenir. C'est pas une frustration suffisante pour toi maman ? Pas de soucis, j'en ai une belle collection.

Généralement j'évite - que dis-je - je m'interdis absolument de me remémorer ce genre de souvenirs, mais puisque tu m'y obliges, je vais le faire pour toi maman. J'évoquerais volontiers mes années de primaire où, à chaque récréation, je restais assise sous le préau à regarder les autres enfants jouer. Aucun ne s'est jamais dit que, peut-être, ils pourraient faire l'effort de me supporter le temps d'une vingtaine de minutes pour me donner cette chance, celle de rire avec d'autres gamins de mon âge. Maintenant je comprends mieux pourquoi j'ai longtemps redouté les récréations. Frustrant n'est-ce pas ? Cela me rappelle d'ailleurs le jour où les élèves ont finalement décidé de prêter attention à moi et m'ont tous encerclée pour me frapper. Certains agissaient, d'autres regardaient, tous étaient coupables. Seule, je me défendais en griffant n'importe quel bras que je pouvais attraper, et je laissais paraître sur ma face le plus beau des sourires sadiques pour cacher ma douleur physique et mentale. Personne ne devait voir ça, ma faiblesse. Heureusement, trois enfants ayant refusé de participer à cette persécution sont allés prévenir un adulte. Seulement trois enfants ne s'étaient abstenus. J'avais neuf ans.

Tu en demandes d'autres, maman, des frustrations ? Très bien. Certaines frustrations sont telles que je les ai inconsciemment effacées de ma mémoire. Quoi que je fasse, je ne pourrai plus me souvenir de ce qui est arrivé. Je pense que ça vaut mieux ainsi. Alors comment est-ce que je pourrais savoir qu'elles ont bel et bien existé ? Je le sais car elles sont gravées sur mon corps. Même si elle n'est plus en moi, même si mon esprit a préféré l'oublier, chaque frustration de mon passé a laissé la trace de son passage sur ma peau. 54 cicatrices sur le bras, 49 sur la jambe : cela fait au moins 103 véritables frustrations. Certaines sont ancrées plus profondément en moi que d'autres. Mais elles ont toutes leur importance et elles resteront toutes gravées sur moi jusqu'à ce que mon corps soit entièrement décomposé.

Alors, chère mère, oseras-tu encore me dire "je pense que tu n'as jamais vécu de véritable frustration"? Des frustrations j'en ai vécu, nous en vivons tous, et j'en vivrai encore. Cependant, cela ne me dérange pas. La frustration est un sentiment très agréable. La frustration, hahaha, qu'elle sensation ! Tant d'émotions qui s'entremêlent, qui s'entrechoquent, qui se croisent et se décroisent, qui se mélangent au point qu'on ne puisse plus les distinguer. Je n'ai jamais réussi à ressentir et à comprendre toute la complexité de la frustration, et tant que je n'y serai parvenue, elle continuera de m'émerveiller. Oui, la frustration me fascine. Elle me fait tant souffrir qu'elle en devient jouissive. Haha, je suis un être frustré maman, mais peut-être que tu ne le vois pas car nous n'avons pas la même approche face à cette bête enragée. Je tente de l'apprivoiser, et tu tentes de lui échapper. Et ne t'avise pas de dire que je suis folle, maso, dérangée. Si je n'essayais pas de chérir la frustration, elle m'aurait déjà rongée jusqu'aux os.