Le miroir

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A travers les grandes verrières, une vive lumière inonde l’atelier. Je prends un instant pour m’acclimater à la luminosité. La silhouette d’un homme se dessine peu à peu. Il est assis devant un son chevalet. Un grand format. Malgré le contre-jour, je devine qu’il peint. Avec délicatesse. A la frontière de l'immobilité. Mon oeil s'échappe pour détailler progressivement la pièce. Des châssis de tailles variées entourent le vaste volume, appuyés contre les murs, face cachée. Seuls des numéros sont inscrits au dos de certaines toiles. Des dates ? Les vapeurs de solvants flottent dans l’air et m’enivrent. Comment je suis arrivé dans cet endroit ? Quel est cet endroit ? Il me semble pourtant familier. Cette odeur surtout. Elle réveille en moi des souvenirs indistincts, une impression de déjà-vu.

L’homme me regarde. Je ne l’ai pas vu se retourner. De grandes lunettes noires masquent ses yeux. Son regard m’est inaccessible, mais je sens qu’il me dévisage. En silence. Nous restons là un long moment. Face à face. Une gêne m’envahit. Je ne sais pas comment je suis arrivé chez cet homme. M’y a-t-il invité ? Nous connaissons-nous ? Je ne sais pas. Ma mémoire est comme effacée. Je ne me souviens de rien. Vide.

Je ne ressens aucun danger, juste l’inconfort de l’ignorance. Il s’approche de moi, semblant flotter sur le sol. C’est alors que je remarque son fauteuil roulant. De ses longs bras, il en pousse les larges roues, non sans grâce. Il est vêtu d’un peignoir doré en satin, parsemé de sombres motifs végétaux, d’inspiration asiatique. Ses cheveux blancs et courts étincellent sous le soleil. Il me tient dans l'emprise de ses grands verres noirs.

Non, ce visage m’est inconnu.

Nous n’échangeons aucun mot. Je ne sais que dire tant la situation est absurde. J’espère qu’il pourra m’apporter quelques explications. Il s’est arrêté à mes pieds. Je le toise, mais me sens des plus fragiles. Lui reste muet, ses lunettes fixées sur moi. J’ai envie de fuir, de sortir de cette pièce en courant.

Pour aller où ?

La lumière s’est teintée d’orange et de rose, douce et chaude, derrière les vitres immenses. Est-ce le crépuscule ? L’homme est toujours là, immobile dans son fauteuil.

Silence.

Me voit-il ? Il peut être aveugle. Quel peintre travaillerait en se couvrant les yeux ? Je ne parviens pas à voir l’œuvre qu’il a laissé pour me rejoindre. La toile n’est qu’un large rectangle noir dans le couchant. Dans toute la pièce, pas une seule œuvre visible…

Imposture ?

Tout ceci n’est qu’un rêve étrange. Je vais me réveiller...

Soudain, l'autre tourne son fauteuil et s’éloigne sur le côté, vers un recoin de la pièce que je n’avais pas remarqué. D’un signe de la tête, il m’invite à le suivre. J’hésite, mais finis par mettre mon corps en branle, comme si c’était la première fois que je marchais. Mes jambes sont lourdes, mes pas, maladroits et déséquilibrés. Quelques mètres plus loin, il ouvre une porte et s’y engouffre. J'atteins péniblement l’ouverture et débouche sur un couloir qui monte en tounant. Des appliques à la lumières vacillantes soulignent la courbure de ce corridor. J'ai froid.

L'étranger est déjà loin devant. Il va bientôt disparaître à ma vue, dans le virage et la quasi obscurité. Malgré son handicap, il progresse avec aisance pendant que je bataille avec mon corps de valide, m’appuyant sur les murs pour ne pas tomber.

Nul autre endroit où me rendre. Je dois suivre cet inconnu. Le monde s’est réduit à nos deux personnes. Je trouve en moi la force d’avancer. Mettre un pied devant l’autre, rester debout, gravir cet interminable chemin. Mon calvaire...

J’ai perdu l’homme de vue. Aucune importance. Il n’y a pas d’autre voie. Aucune porte, aucun croisement. Avancer. Avancer toujours.

Après une éternité, j’arrive à la fin du corridor. Une porte est ouverte. Il en sort la même lumière crépusculaire. J’y parviens et prends appui sur le chambranle pour me reposer quelques instants. Le mystérieux peintre m'attend. J’ai plaisir à retrouver mon inconnu. Il me tourne le dos et se tient face à un immense miroir sur pied qui trône au milieu de la pièce. Seul et unique mobilier. Il tourne la tête vers moi, agite imperceptiblement sa main et m’invite à le rejoindre.

Je parviens à sa hauteur et admire son reflet dans la glace. De la beauté se dégage de ce corps invalide. Son port de tête, sa musculature discrète sous la soierie. Sa présence est aussi forte que mon absence. Je ne me vois pas dans le miroir ! J’ai beau chercher, bouger, aucun reflet n’apparaît. Seul celui de l’homme et de son fauteuil roulant est visible.

Il me regarde par le jeu du reflet, retire ses lunettes et dégage des orbites vides et rouges. Un large sourire se dessine sur son visage.

« Tu n’es personne. »

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