2h34

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"- On a oublié mon cor."

Mélinda tient l'énorme étui noir entre ses bras distendus. Je laisse échapper quelques jurons. Le coffre de la voiture est déjà plein à craquer. J'avais pourtant demandé à tout le monde de disposer l'ensemble des affaires sur la pelouse. J'aime bien avoir cette vue d'ensemble qui me permet d'agencer au mieux les bagages. J'accorde une grande importance à trouver la meilleure place à chaque valise, au moindre sac. Voir ses volumes s'encastrer parfaitement me procure du plaisir. Et voilà que ma fille se pointe avec ce truc énorme. Elle nous a déjà gonflé tous les jours à répéter ses gammes approximatives et ses exercices sans âme...

Je lui prends l'instrument des mains, agacé. Elle regarde ses pieds, une larme au coin de l'oeil, plus par nostalgie de nos deux semaines au bord de la mer que pour avoir réduit à néant la parfaite harmonie de mon coffre.

Isabelle sort du gîte et Mélinda court se réfugier dans ses jambes.

"- Je suis obligé de tout recommencer. Ca y est, on prend déjà du retard.

- Rien ne nous presse, tu sais. C'est quand même mieux que de l'avoir laissé ici, non ?

- C'est un point de vue...

- Qu'est-ce qui ce passe, papa ?

- Rien Hélio. Ton père nous rejoue une nouvelle fois l'acte 3, scène 3 du départ. Tragédie ou comédie, c'est une affaire de point de vue aussi.

- C'est ça, ironise... Hélio, puisque tu es là, vient m'aider à décharger les bagages. Ta soeur a failli oublié son cor.

- C'est ça les garçons, refaites votre Tetris. Mélinda et moi allons faire une dernière inspection.

- J'attends alors, des fois que vous ayez encore oublié quelque chose..."

"- Allez, les enfants, on dit au-revoir à la Bretagne !

- Auuuuuuuuu-reeeeeeeeeevoooooooooir !!!!

- 2h34, non, mais t'as vu ça ? Waze dit qu'on arrive à 2h34 ! J'ai jamais mis autant de temps pour rentrer sur Paris.

- C'est le dernier week-end, tout le monde rentre. On le savait. L'idée, c'était de profiter au maximum de la plage et de l'océan.

- Ben, maintenant on va profiter au maximum des bouchons !

- Pourquoi on dit "bouchon", papa ?

- Oh, Mélinda, c'est pas le moment avec tes questions !

- Et ben, il s'annonce bien ce trajet... Ma chérie, on parle de bouchon parce que c'est comme si la route avait été bouchée et que les voitures n'avançaient plus. Il va y avoir beaucoup de monde sur la route. Il va falloir être patient. Hélio, exceptionnellement, tu as le droit de jouer avec ta Switch autant que tu veux.

- Yes ! Trop cool !"

Sinistre le McDonald du Man. Sinistre McDo tout court. C'est chaque fois la même chose. Un rituel. J'achète la paix sociale avec les enfants à coup de calories et de jouets en plastique. Nous ne nous y sommes jamais arrêtés aussi tard. Dix heures du soir. Et il y a foule. Une file interminable serpente vers la communion dans le burger mollasse.

Déjà cinq heures de route dans les jambes. Je suis crevé et surtout énervé. Nous avançons à touche touche depuis le départ. C'est stressant. L'autoroute et tous les autres itinéraires sont saturés. Du jamais vu selon le journaliste d'Autoroute FM qui vit aujourd'hui son heure de gloire, avec des millions d'auditeurs pendus à ses lèvres. Emission en permanence, tant la situation est inédite. Toute la France semble paralysée.

"- On y va, il est déjà dix-heures passées.

- Laisse les se détendre encore un peu. Après, il seront coincés dans la voiture pendant des heures.

- Coincés à trente dans cette aire de jeux ou dans la voiture, c'est pareil et il me tarde d'arriver à la maison.

- Tu veux que je prenne le volant ?

- Non, je préfère conduire. Ca m'occupe l'esprit. Je retourne à la voiture pendant que tu vas les récupérer, OK ?

- On arrive, oui."

Je sors mon téléphone de la poche et lance Waze. L'application recalcule l'itinéraire. 2h34. L'heure d'arrivée reste inchangée, alors même que nous venons de passer une demi-heure dans ce fast-food. Bonne nouvelle, cette pause ne nous a pas fait perdre de temps.

"- Hélio, maintenant tu arrêtes, il est tard. Range ta Switch et dors.

- Mais, maman, tu m'as dit que c'était illimité aujourd'hui.

- Je sais, mais tu ne peux pas rester scotché sur cet écran pendant des heures et des heures. C'est pas bon pour...

- Ca rend con !

- Oh, Stéphane, tu es vulgaire ! Hélio, range ce truc et fais dodo.

- C'est pas juste. Tu as dis que je pouvais jouer autant que je voulais. En plus, je vais avoir une box dans deux minutes. Je vais louper des skins et des persos.

- Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Tu éteins tout de suite, un point c'est tout. Ta soeur dort déjà depuis une heure. Il est minuit passé. C'est pas une heure pour les enfants."

Ce n'est pas une heure pour les bouchons non plus. Sept heures de route à l'allure d'une limace. Du jamais vu. Cette phrase résonne dans ma tête. J'ai arrêté la radio et suis passé sur ma liste préférée de morceaux de jazz. L'effet est mitigé sur mon humeur. Mélinda s'est tout de suite endormie sur les notes veloutées du saxophone de Stan Getz.

Légèrement anesthésiée, ma colère reprend du poil de la bête à mesure que des conducteurs nous doublent par la bande d'arrêt d'urgence. Ces couillons devront se rabbattre quelques centaines de mètres plus loin et ralentissent davantage le trafic, si toutefois c'est encore possible.

Et ce GPS qui ne bouge pas d'un iota. 2h34.

Ca y est, c'est la délivrance. Depuis Abli, la circulation est de plus en plus fluide. J'ai senti des fourmillements jouissifs au passage de la troisième vitesse. Le puissant ronflement du moteur emplit le silence de la nuit. Nicole a plongé depuis longtemps dans le sommeil. Le rouli du V6 les berce tous les trois. Mes muscles se détendent peu à peu. Je redresse mon fauteuil et repositionne mes mains sur le volant. Trouver la courbe parfaite. Laisser filer les traits blancs, illuminés par mes phares. Regarder s'éloigner les véhicules dans le rétroviseur. Je revis.

Mes yeux s'attardent un instant sur l'écran du téléphone. 2h34. Après une éternité dans les embouteillages, la perspective d'arriver à la maison à cette heure me semble très optimiste. Mais pourquoi pas ? Le voyant de dépassement de la vitesse maximale autorisée clignote déjà. J'enfonce un peu plus mon pied droit sur l'accélérateur. 150. 160.

2h34. Toujours. Il me reste donc un peu moins de vingt minutes pour atteindre la destination finale. Je peux être plus rapide. Certain que je peux faire descendre ce chrono. 180. 200.

Plus que cinq minutes. J'accèlère toujours. La route m'appartient ! Vivement qu'on arrive. Je suis KO.

2h34.

Avec plus de 1500 kilomètres d'embouteillages, ce dernier week-end de retour de congés estivaux bat tous les records. La quasi-totalité des axes routiers ont été saturés jusqu'à tard dans la nuit. Les millions de vacanciers ont été contraints de rouler à des vitesses inférieures à 20 km/h pendant presque toute la journée. Malgré cela, de nombreux accidents sont à déplorer, comme les membres de cette famille qui ont effectué une sortie de route sur la N118, peu après 2h30 du matin, à une vitesse qui dépasserait les 200 km/h. Les parents et leurs deux enfants sont morts sur le coup selon la préfecture de police.

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