je tète

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À Victor

Cycle de Tom #4

L.28.11.2022

Souvenirs du bahut, encore tout loupiots qu'on était.

J'approchais mal les filles, et puis je m'en fichais un peu, malgré les pulsions qui poussent, j'avais toujours une pute dans la poche à qui donner la teuteute. Connection internet oblige. J'approchais mal les autres gars. Les potes aussi on les pêche à la pelle pour peu qu'on pianote les bons liens. Je passais mes journées à vivre adulte dans la quadrature trois pouces de mon iphone. Là-dedans, non seulement on puise de quoi savoir plus que les profs, mais on ressent tout plus fort, plus brut, plus carré.

Comme tout garçon passé douze ans, je suis tombé amoureux de ma première salope en pixels, je l'ai vite trompée dans les suggestions qu'aguichaient dessous, et puis il y en a eu trop pour compter. Je me suis aussi abonné à pas mal d'amis qui me connaissaient pas. Je les suivais. On était beaucoup à suivre les mêmes. Les pauvres, où qu'ils aillent faut pas trop qu'ils se retournent ; ça impressionne, trois millions de mômes à te talonner la langue pendue.

J'avais le bronzage rectangle en plein la tronche de celui qu'a pas filtré la lumière bleue. Je voûtais la nuque lentement, un centimètre par heure, dans l'espoir qu'en y allant si doux l'écran oublie qu'il est dur et me laisse passer dedans, que je m'y blottisse petit cube de glaçon à fondre sur la soudure des circuits. Ça t'ankylosait, jusqu'à ce qu'il osait plus rien justement. Je me quittais, loin loin du pus des points noirs, loin des hormones culbutées qui m'enkilotaient. Je me rêvais mûr, grand homme.

C'est peut-être par contraste que je me suis fait copain avec le petit Tom. Petit, il ne l'était plus : dix-sept ans, duvet gras, échassier qui courbe le cou en passant les portes. Pourtant, Tom avait décidé de faire comme si pas. Ça le fanait de faire genre il était adulte avant l'heure ; il avait tout gardé de comme il vivait enfant. Ça faisait de lui le concon de service, mais il s'en branlait avec une grâce toute à lui.

Il approchait mal les gars. T'façon, à quoi bon, il avait aussi son buddy dans la poche du cartable : un doudou cracra ampuputé d'un brabras. Une espèce de grosse marmotte. Son petit nom c'était Souris. L'authentique nom à la zobe qu'on bricole à quatre ans. Avec Souris, pas moyen de s'ennuyer : Tom jurait vivre avec lui des aventures comme pas deux zouaves du lycée s'en targuerait. Bande de pauv'tocards, qu'il disait, à se contenter de la routine métro-bachot-dodo, à vous gaver de potins sur qui se dépucèle à quelle teuf... Être taré c'est mieux que d'être tari, vous avez l'œil sec à quel point pour vouloir le rincer tout le temps ?

De fait, il approchait mal les filles. Il avait bien eu quelques amoureuses au primaire, qui s'étaient éloignées de lui pour des bécotages plus matures ; il leur vouait toujours une tendresse naïve, mais pas question de se soumettre à leurs caprices d'ados et s'adulter de force pour elles. Qui plus est, les filles pubertisées ne mouillent plus que pour les loubards pédophiles qui viennent les chercher en moto à la sortie de l'enclos.

À défaut de pute en poche, Tom suçait son pouce. Il prétendait qu'on ne se mettait à sortir avec les filles que pour leur sucer les lèvres comme on ne peut plus le faire avec les tétés. Je lui rétorquais mais t'es dégueulasse tu veux toujours téter ta maman en fait t'es un attardé profond. Il rigolait, montrait son pouce et déclarait solennel : on croit que les bébés sucent leur pouce par recours et qu'ils préféreraient des seins bien gorgés, mais c'est faux. Certes, ils ont faim, donc ils mangent le lait terrestre de la mère. Mais en suçant leur pouce, ils étanchent une autre soif : ils goûtent au lait céleste de l'âme. Ils se connectent à la source, à leur mère métaphysique.

Alors, Tom ponçait son pouce, rongeait l'ongle, léchait la peau, jusqu'à sentir au palais la saveur de sa maman d'en-haut. Je me foutais sympathiquement de sa gueule, parce que souvent les odeurs qu'il déchiffrait avaient juste à voir avec le repas de midi ou le savon des chiottes.

Une fois, il a piqué une crise d'épiphanie en y décelant un goût de liquide vaisselle. Ni une ni deux, le salaud se jette tête devant dans le lave-plats du self. Il ressort quinze minutes plus tard, double savon des assiettes d'abord, puis du proviseur qui le surcolle. Qu'est-ce qu'il a bien pu y magouiller pendant un quart d'heure avant qu'une cantinière le chope par le gras du cul, grand mystère. Lui prétend qu'il a mergé profond dans les sous-sols de l'école, navigué dans des tuyaux de vaisselle interdits aux mortels, et qu'il aurait rencontré un peuple de plongeurs chargé de l'argenterie et de la porcelaine de tout le canton. C'est ça, fous-toi de ma gueule. Et lui de montrer son Souris tout propre en guise de preuve.

Le petit jeu de Tom a commencé à virer au glauque. Il y croyait trop, à ses augures à deux balles. Une autre fois, après un steak de bœuf, son gros doigt lui a soufflé qu'il devait avoir une parenté astrale avec les bœufs, et il s'est mis en tête de manger un morceau de chaque organe du bœuf pour lui servir de matrice et mettre au monde un veau depuis son ventre. Il a tanné ses parents au supermarché : foie, cœur, tête, langue, pied, saucisse, boudin, tous les ingrédients y sont passés en l'espace de quelques jours. Et puis, en plein cours, il s'est convulsionné de douleur : occlusion intestinale. Il hurlait qu'il perdait les eaux. L'infirmière l'a ramené rosi, sueux. Et ton veau ? Bien chié ? que je lui lance. Il m'assène un regard lascif de parturiente éprouvée.

Il a quitté l'école peu après. Il s'est mordu le pouce jusqu'au sang, presque arraché la phalange. Il voulait creuser le filon à fond, pour aspirer le lait du lait, la moelle maternelle. Verdict : son sang sent lui. Il est sans doute sa propre génitrice cosmique, ce qui signifie qu'il est libre de toute mission ancestrale. Ça le rassure beaucoup. Ses parents, moins. Il est placé dans un centre spécialisé. Ça s'appelle un centre mais c'est plutôt un côté, voire une marge.

Je ne l'ai plus revu depuis. Je pense à lui quand j'entends meugler dans un pré, je me dis que c'est peut-être son veau qui a grandi. Je pense à lui quand je passe une heure à rattraper la vaisselle, je me dis que je ferais bien de contacter son plongeur. Quand je vois mon fils pleurer entre deux pauses tétine, je pense à lui qui me bourrait l'épaule aux heures grises et raillait : Souris, couillon.

Depuis le temps, il a dû pousser, le Tom. Pour autant, j'aimerais croire qu'il n'est pas devenu sec comme nos camarades. Qu'il a gardé le brin d'enfance qui fait que je n'ai jamais pu devenir tout entier adulte, et que je tiens à lui.

Et même si ce n'est pas le cas, j'espère qu'il va bien.

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