je dors

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"O faire ! faire ! faire ! qui me donnera la force de faire !"
Paul Claudel, Tête d'Or.

M.28.4.21

À la lumière du soleil, j'ai l'air d'un gros œil au beurre noir. Ma chair s'apparente à un paquet violacé de contusions humides. Comme si on avait enrobé un squelette de pâte à ecchymoses. Rien de sanguinolant là-dedans, ne vous inquiétez pas, je ne me cogne pas aux meubles et personne ne me bat. De fait, la violence n'a rien à voir avec mon foncissement ; j'ai bleui par fatigue. Au départ, rien qu'une paire de cernes aux lendemains de cuites. Rien de bien néfaste, au contraire, d'aucuns diraient que ça souligne le regard. Sauf que mes cernes n'ont jamais disparu. À chaque nouvelle veillée, elles s'épaississaient concentriquement. J'y pouvais mesurer le nombre d'heures de sommeil perdues, comme on compte les anneaux de bois sur les souches. Très vite, mon regard ne fut plus seulement souligné, mais surligné, encerclé de toutes parts car les paupières aussi s'étaient vêtues à la mode lamelles de vergeture. Quand mon visage entier commença à s'apparenter à une tache de vin, je cessai de prétexter le coup de soleil, et acceptai mon changement de couleur. Désormais, me voilà, croûte totale, couché contre un faux parquet. La fatigue mousse par mes orifices. Si je souffle assez fort, des bulles me sortent des narines, où se reflètent des relents de rêves.

Si je m'adosse, je m'assoupis. Si je m'assieds, je m'endors. Mais sur ce sol de faux parquet, je suis couché et je comate. Un projecteur me pointe et brûle la rétine. Pour me bercer, je transporte mon regard de gauche à droite, de haut en bas, frétille des pupilles pour étaler la lumière sur toute la surface oculaire. Lentement, je tente de défaire la cloison de chassie qui empêtre mes paupières. Les palpitations des cils balayent les rayons plus finement, et tracent dans l'air comme de longues veines incandescentes. Enfin les yeux se scellent.

Mais c'est justement à l'instant de fermer les yeux que le trouble s'empare le mieux de nous, comme à la fin d'un film on éteint l'écran, seulement pour découvrir la médiocrité de son propre reflet. Les paupières closes se transforment en une toile d'ombres chinoises où dansent les silhouettes chaudes des derniers éclats capturés. Ainsi les veines de l'air me restent timbrées dans la rétine. Le sang timbale contre mes tempes. J'ai l'impression de survoler une ville en hélicoptère : les vrombissements des pales, les réverbères le long des boulevards, tout là-bas...

Le fracas contre mes tympans s'est assourdi. Petit à petit les filaments de lumière se désagrègent, rougissent, gagnés par les ténèbres. Des morceaux de braise se détachent, vacillant légèrement pour témoigner de leur lutte contre le vide alentour. Des nageoires s'effilent le long de leurs flancs, des gueules s'entrouvrent et avalent les fragments plus petits. Les résidus d'étoile gravissent chaque seconde un autre palier de l'évolution : bientôt je les vois affublés de membres. Ils rampent et paissent et chassent et conversent entre eux. Je les rêve éveillé tandis qu'ils édictent leurs premières lois, fondent une république, convoitent la richesse du voisin, proclament un schisme religieux, partent en guerre (les hommes nubiles de l'orbite gauche contre ceux de la droite), se massacrent sous l'arête de mon nez, hors-champ. Seules restent les veuves dont les larmes ricochent dans le vide. Elles se mouchent toutes sur le même drap, un long drap qui relie les deux orbites, que les rescapés inespérés traversent comme un pont. L'orbite droite signe un armistice avec l'orbite gauche, et vice-versa. Pour entériner le renoncement à leurs clivages, les deux camps jumeaux signent des traités économiques, s'entre-apprennent leurs langages. En fronçant un peu les sourcils, je peux zoomer sur les ménages paisibles, les églises, les champs à perte de vue. Un village où des enfants s'égayent. Une maison où une femme brode un tissu d'or. Je peux même m'attarder sur l'étincelle dans ses yeux. Plus proche, c'est difficile.

Soudain, je sens qu'on aboie là-dehors, parmi les éveillés. Je me laisse héler, jusqu'à ce qu'on vienne me secouer à pleines mains. Je ne veux pas ouvrir les paupières. Ce serait comme effacer d'un coup d'éponge toute la craie du tableau, et annihiler tout un peuple. Pourtant on me secoue, et ma tête culbute avec violence. Les habitants des rétines sont saisis d'un tremblement de terre atroce. La brodeuse s'assomme, les enfants tombent dans les gouffres, les maisons s'effondrent. Des lumignons de tripes s'étalent, les cœurs éclatent et les têtes roulent. La nausée m'attrape la glotte, je n'en peux plus de ce massacre ! Que cela cesse, par pitié !

Je rouvre les yeux. Le projecteur m'aveugle. J'ai le crâne aigu, le crâne hérissé de celui qui a passé trois ans caché au fond de la salle de cinéma. Les mêmes histoires qui filent en boucle, par périodes, par bulles. La même lumière électrique, et soudain le soleil qui dévore les joues. J'ai l'air d'un gros œil au beurre noir. De tout ce temps, je n'ai pas dormi.

Dehors on m'insulte, me traite de fainéant. Je n'avais pas à siester dans un recoin en plein cours. Je vois leurs lèvres qui s'agitent, les peaux vibrer par-dessus les muscles. J'ai l'air malade, une femme appelle les secours. Elle a le visage pâle et froissonneux, des airs de lit défait.

Alors, je me dis que les femmes sont comme des versions retroussées de moi-même. Qu'il faudrait juste tendre la main pour leur voler la peau, et l'engainer par-dessus mon enveloppe de cernes. Que le seul moyen de se reposer, c'est de se laisser engouffrer dans la moiteur des membranes. Et puisque les hommes sont comme des versions de moi-même retroussées deux fois, quand j'aurai décanté dans ma peau de femme, j'irai chercher un homme et je lui volerai la peau et l'engainerai par-dessus. Et quand j'aurai fatigué le deuxième homme, j'irai chercher la deuxième femme pour en faire mon lit. Et quand j'aurai fatigué la deuxième femme, j'irai chercher le troisième homme pour en faire mon lit. Et quand j'aurai fatigué le troisième homme
                          et quand j'aurai fatigué la quatrième femme
       pour en faire mon lit
                     le septième homme
 j'aurai fatigué
                              pour en faire mon lit


     la dixième femme
                          le centième homme

             j'irai chercher
                                        et quand
  j'irai               quatre cent soixante et unième
             mon lit


       Et                             femme


             le


                             j'aurai


                       lit.

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