elle pond

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D.11.4.21

J'ai toujours été fasciné par la forme de l'œuf.

De loin, on le confondrait avec une goutte d'eau en armure.
Sauf que la goutte d'eau, on sent bien qu'elle n'a pas décidé d'avoir ce contour filant : une fois soutenue par le sol, elle se ramasse en cercle.
La goutte serait restée sphère si la gravité n'avait pas tiré son cul plus fort que sa tête. Et plus vite elle tombe, plus les flancs s'effilochent pour élargir les hanches.
C'est pourquoi l'aspect de la larme confine au tragique ; elle incarne l'expression géométrique la plus pure d'une chute inexorable, d'une course sans frein, où déjà l'on pressent le choc final.
Dans cette silhouette réside donc une identité décidément mouvante, liquide...

Quelle aberration d'y carapaçonner une coquille ! L'œuf fait fi du dynamisme, fige et fixe une forme définie par la chute. Piégé entre stabilité et mouvement, l'œuf placé debout culbute indécis. Après de longs roulis, il repose sur le côté, mais même ainsi son ventre se meut toujours : l'œuf en contient lui-même un autre plus mou, jaune, qui chaque jour refuse un peu plus de ressembler à un œuf.
Quand enfin l'ovule a fini d'oublier sa forme, un poussin déchire la goutte calcaire.
L'oisillon dénigre tout de la larme d'où il sort : perché sur des pattes, il pousse plus fort vers le haut qu'il n'est tiré vers le bas, à ce point même qu'il lui prend parfois de voler. Il faut attendre une floppée d'envols avant que ses origines ne le rattrapent : l'oiseau meurt, tombe pour de bon, sans la carapace du coup d'essai.
Il lui ressouvient qu'il fut une larme.

Autrefois j'avais une poule très consciente de sa condition de poule et des carcans qu'elle imposait à ses peutiots par la méthode naturelle de ponte. Elle considérait que la négligence des mères causait la mortalité des filles, et qu'à pondre autrement, la forme de l'œuf varierait, et qu'ainsi la race gallienne vaincrait les affres de la finitude. En outre elle accusait ses consœurs d'aborder l'art de la ponte sans la moindre connaissance théorique... quant à leur approche pratique, elle souffrirait d'une carence affligeante en zèle (bien que les poules soient réputées pour en porter).

La batterie turlutait tous azimut contre les calomnies de cette poule prétentieuse. Mon amie fut appelée à comparaître devant la cour des pontes, garante de la bonne manière de poser des œufs. Ma rebelle à cocarde refusa qu'on lui assigne un commis d'office, qui ne saurait justifier le bien-fondé de son blasphème. Elle préférait plaider sa cause bec et ongle avec sa plume adroite, plutôt que d'essuyer mille avocaquetages et picoraisons. Un frisson courait la basse-cour, les jurées s'échangeaient de torves œillades.

L'accusée prit la parole : elle soutint qu'au lieu de simplement recracher les coquilles comme une simple salve de chiures, le sphincter galléen pouvait être entraîné dans le but de mouler l'œuf dès ses premières phases de formation. Par un savant système de contraction-dilatation des voies ovulines, la poule expérimentée pourrait même aplanir sa production en un long tube, une ficelle en tous points bien plus ergonomique. Les pécores scolastiques ne quittèrent leur mine dédaigneuse qu'à l'instant où elle leur fit une démonstration : elle retenait dans son oviducte un œuf arrondi en manière de faucille, comme un cornichon.

L'audience secouait des barbillons. Incapable de réfuter plausiblement, elle clamait que l'accusée avait pactisé avec le Coquin, qu'elle faisait l'étalage d'une progéniture dévoyée, monstrueuse. Elle ne pouvait assumer la véracité de la théorie de l'élasticité gallinacéenne, en cela qu'elle remettrait en question les fondements d'une institution millénaire. Si le mystère de l'œuf ou la poule était résolu, combien d'autres voies se révèleraient-elles pas si impénétrables ? Si la poule devenait maîtresse de son œuf autant que de son destin, l'ordre cosmogonique tout entier se retrouverait le bec dans l'eau.

Tandis que les procureuses cote-cotaient leur réquisitoire ampoulé, une épouvante emplit l'espace jusqu'à carillonner les ampoules branlantes du plafonnier.

La démesure de l'accusée ne s'arrêtait pas là : elle avançait qu'en conjuguant la technique du moulage cylindrique des coquilles avec la régularité remarquable de l'ovulation pouletière, une pondeuse habile serait en capacité de couver indéfiniment, un seul œuf où navigueraient plusieurs jaunes, une longue cuticule commune. En fécondant ensemble des factions nombreuses de fœtus, on tuerait dans l'œuf l'individualisme source de toute violence. Les perchoirs appartiendront aux pattes qui les fouleront le temps d'un instant volatil, et la race des poules glissera organiquement vers la suppression de la propriété privée, la fin des inégalités et l'entraide systémique.

Plus encore, la poule visionnaire envisageait dans son procédé un remède alchimique à la mort, le franchissement d'un palier ésotérique inhérent à chaque espèce : puisque la naissance des jeunes poussillons ne sera plus conditionnée par sa forme de goutte à une chute inévitable, le reste de la vie ne se soumettra plus à la prédétermination ancestrale. Les êtres qui écloront de cette révolution ovarique auront acquis l'immortalité.

Cela, l'accusée ne pouvait pas le prouver encore, aussi l'assistance se fit un coquin plaisir de n'en rien admettre. On rit au bec de mon amie ; elle fut déclarée crétine et reconduite à la batterie. Je tentai de la rassurer : si elle s'était bornée aux faits scientifiques sans s'adonner à ses délires surnaturels, la cour des pontes l'aurait envoyée cuire de peur qu'elle ne fût crue.

Quelques années encore, elle s'entêta à tracer de grandes colonnes d'œufs en barre. Seulement, pour ce faire, elle devait se maintenir constamment la tête aux pattes, le cul en joue, si bien qu'aucun coq ne se trouva assez haut pour pouvoir physiquement la monter. Dès lors, nulle engeance ne vit le jour pour confirmer ses hypothèses eugénistes.

Passée la ménopause, elle s'exila des siennes. On l'aperçoit encore, au lointain, sur un mur, qui picote du pain dur, picoti, picota, lève la queue et puis s'en va.

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