ça traîne

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L.22.03.2021

Le jour où Marc s'est immiscé dans nos vies, je me faufilais de rendez-vous importants en réunions immanquables. Entre deux destinations, je sautais dans la bouche la plus proche. Je compactais ma chair dans un wagon, luttant de toutes mes forces pour ne pas trop la mélanger, et ressortir par un autre orifice en un seul morceau, et un morceau qui fût le même qu'au départ.

Vous noterez que le métropolitain est le seul animal qui mange par une bouche, et recrache par une autre bouche. Comme si la bête hécatonstome ne se nourrissait jamais vraiment. Pour cause, personne ne parle de l'anus du métro. Et pourtant, quoiqu'imperceptiblement, les rames nous dévorent, et nous en sortons tous un peu plus déchets que nous n'y sommes entrés. Nous sommes simplement incapables de reconnaître les effets de la digestion, parce qu'elle n'est jamais complète ; nous nous faisons revomir sans avoir écoulé la durée nécessaire à la fécation. Ce que nous prenons pour un gagne-temps nous affaiblit. Certes peu, mais trop déjà, et nous quittons le vaisseau sans gain. Parfois, il suffirait d'une seconde de plus, d'un instant de recul, où l'on cesserait de se féliciter d'aller si vite, pour prendre conscience du drain d'énergie.

Avant Marc, je faisais tout pour éviter cet éclat de lucidité ; le moindre pépin sur les rails me montait la moutarde. Une ride agacée entaillait mon front dès que les haut-parleurs poussetaient leurs excuses : défauts techniques, carambolages ferroviaires, obstacles... autant de preuves d'incompétence ! Je préférais dégainer la gueulante, grommelant dans ma barbe pour ne jamais taire le train de la pensée. Instinctivement, je savais que si je déraillais, si je m'autorisais à ressentir, je verrais le métro prendre vie dans toute son horreur : le béton des murs dégoupillerait les vitres, puis il engluerait les sièges. J'étoufferais sous l'haleine gazoline de ses caresses, ses lèvres noires me pétrifieraient la langue. Le viol avait lieu quoi qu'il arrive, l'important était de ne pas le ressentir. Sceller les yeux, le cœur et l'âme, irradier de colère, sans jamais rien recevoir.

Et puis soudain, sans crier gare, Marc est intervenu. La veille, personne ne le connaissait ; le lendemain, il devenait l'homme le plus renommé de la capitale. Mais à la différence des célébrités qui battaient le marbre des palais, Marc n'avait accompli aucun haut fait, ni rendu son image publique, ni même son nom. La légende imposa seulement ce surnom de Marc, seul moyen de concevoir un être dont l'apparence demeurera secrète à jamais. De vains matamores prétendirent avoir discerné son visage, l'espace d'un éclair, dans les ténèbres des sous-sols.

Les faits étaient les suivants : un matin, le trafic métropolitain fut interrompu dans son ensemble, car quelqu'un s'était suicidé au point de jonction de toutes les voies. Dans sa chute, le corps s'était inexplicablement imbriqué dans un jeu complexe d'aiguillages. Seul moyen de le désincarcérer : démonter des semaines de chantier. Les dirigeants du service public, sans se douter du tollé à venir, considérèrent comme inacceptable de paralyser la circulation pendant trop longtemps. Des agents d'entretien descendirent avec une serpillère et une scie, sommés de nettoyer le charnier en vingt minutes. Les vaillants smicards avaient beau être accoutumés au déblayage des vomis les plus ardus, rien ne les préparait à se mesurer à un cadavre. Ils se maintinrent en équilibre contre leurs camarades, n'osant regarder la face grimaçante du Marc en devenir. Quand l'échéance pressa, ils détalèrent, et comme ils avaient juré à leurs supérieurs que la situation ne présentait plus aucun souci, les convois reprirent leur itinéraire. Jusqu'au soir, les wagons piétinèrent la dépouille. Les voyageurs en furent quittes pour quelques cahots, et pour quelques cracs d'ossements pour qui tendait vraiment l'oreille. Le mort, comme sous l'effet de cent rouleaux compresseurs, vit sa superficie s'étendre à toute la station.

Le lendemain, les trains ne parvenaient même plus au quai, freinés par une grande masse obstaculaire. On craignait d'autres suicides. Les mêmes ingénieurs de surface furent mandés. Ils se penchèrent par-dessus les voies. Ils démissionnèrent. Sur toute l'étendue où le corps avait giclé la veille, des membres épars avaient poussé durant la nuit, tendant leurs doigts en d'obscènes configurations. L'information remonta. Les responsables crurent d'abord à une mauvaise farce. Après une courte période de vérification, ils blêmirent, se concertèrent. Enfin, le suicide était pris au sérieux : pompiers, fermeture généralisée, annulation de tous les trajets souterrains. Des cohortes de sapeurs, hache à la main, s'attelèrent à la tâche. En l'espace de deux jours, la mauvaise herbe fut déracinée, et les aiguillonnages modernisés.

Mais il était trop tard pour honorer la dépouille : comme vexée par l'indifférence initiale, elle revint à la charge. La chair avait macéré durant des heures dans les dalles qui soutenaient la station. Par condensation, les moisissures remontaient le long des voies, au sein des murs qui fissuraient en dévidant leur frelat. Des exhalaisons de soufre retournaient les narines, les recoins s'empourpraient de mousses sanguinolentes. Arriva ce qui devait : une journaliste aventureuse regagna la surface avec un scoop en main. La photo du bras putréfié, sortant d'un mur fongeux pour balancer son doigt d'honneur fit le tour du monde. Pendant quelques semaines, les touristes par colonnes rejoignirent les citadins dans les entrailles du sous-sol : toujours plus d'os et de muscles macchabéens parsemaient les routes. La vague de caillots que les trains poussaient devant eux dispersait la semonce du jour prochain. Quand la totalité du réseau fut recouverte de parasites et que les trains ne purent plus emmagasiner assez de vitesse pour circuler, le métropolitain fut officiellement fermé. On espérait d'ailleurs que passée la décomposition, le cadavre cesserait de s'étendre. Il suffirait de ramasser les os, et la vie normale pourrait reprendre.

La légende de Marc se bâtit ainsi. Du mystérieux suicidaire on ne devinait que le sexe (comme sur les premières photos on pouvait distinguer quantités de poils). Les gazettes et présentateurs se hâtèrent de lui supputer une vie mystique et prophétique. Assez ironiquement, il est tout de même plus probable que la période la plus remarquable de la vie de Marc ait été sa mort.

Par la suite, des fouilles archéologiques émirent une théorie quant à l'origine de l'anomalie : sous les rails où s'était originellement suicidé Marc, une fine interstice entre deux dalles menait à un puits beaucoup plus ancien, un tunnel du temps des catacombes. Qu'il l'ait voulu ou non, Marc se serait donc véritablement tué à l'endroit de l'anus du métro, par où s'échappait l'énergie dévorée aux passagers. L'ogre à cent bouches aurait souffert d'une occlusion intestinale, et dans notre curiosité fiévreuse, nous aurions amassé ici-bas une nourriture incapable de s'écouler. Le dioxyde accumulé aurait alimenté la croissance des membres de Marc, labourés constamment par les passages des rames.

À la sortie de cette explication, des fous en quête d'immortalité se suicidèrent par dizaines à l'endroit désigné. Mais sans l'afflux et l'attention des vivants, leur sépulture se réduisit à une petite fosse immonde.

Quant à moi, dès les premiers ralentissements du métro, je fus saisi d'une incontrôlable affection pour cet homme que nous avons tous connu et qui n'aura jamais rencontré que la mort. Il avait eu le toupet de clouer le bec à un égrégore titanesque, une créature qui appesantissait des millions de personnes depuis un siècle. Sans doute il avait ressenti, le soir dans le creux d'un wagon, cette bouche visqueuse qui suce le fluide vital. Comme moi il l'avait ressentie, mais au lieu de résister en silence, il a succombé au désir atroce de se dissoudre dans l'ombre. Dans un geste sublime et égoïste, il a épousé le royaume des morts et les crânes ricanants des catacombes. Son âme a ricoché jusqu'au fond des âges, et son corps a bouché l'accès à tous les autres.

Si ce chemin déborde déjà de squelettes, qu'à cela ne tienne. Je prendrai les routes tortueuses, le long des vaux ensoleillés. En surface, si le voyage ride le front à terme, c'est qu'il se fait tout doucement, un pas après l'autre.

Et si ça traîne, ne blâmons pas nos pieds, mais seulement la nuit qui dérobe la route.

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