ils pavent

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L.11.1.2021

La place de la République a le pavé gros, grave et goulu. Le sol y est carrelé sans régularité, comme l'œuvre d'un mosaïste post-figuratif fana de grisaille. Les bancs de dalles furtives s'alternent avec les blocs forteresses. J'imaginais qu'on les avait choisis suffisamment lourds pour échapper à l'arrachage systématique lors des manifestations, et posés là sans y trop penser, juste histoire de couvrir. Tout faux. Un fou me l'a dit : à l'origine, on a pavé tout Paris en même temps, dix millions de parallélépipèdes aux dimensions strictement égales. La pierre a été importée d'Alger peu après 1830, sur cinq mille galères françaises, d'Oran au Louvre. Dans une optique esthétique et pragmatique, les urbanistes décidèrent d'extraire chaque gramme de matière première de la même carrière. Comme aucun chantier de cette envergure n'existait alors outre-mer, ils en créèrent un, au pied d'un granit géant, le mont Akh-Desh. Trop escarpé pour être habitable, le djebel excitait les esprits superstitieux, qui se plaisaient à conter que des djinns descendaient du pic chaque soir. Parmi eux, d'immondes goules anthropophages s'y terreraient pour mieux sillonner les cimetières la nuit venue.

Peu soucieux des contes de bonnes femmes, les ingénieurs coloniaux firent débiter le monolithe en petits cubes pierreux, exportés fissa en métropole. Les pieds citadins goûtèrent aux plaisirs exotiques du parterre algérien, mais ils en payèrent le prix fort : une sève perverse jutait des pavés, s'insidiait le long des murs, infectait les becs de gaz ; une aura délirante remontait par volutes, gonflait l'invisible puanteur de l'air pour mieux titiller les narines. Une buée d'ivresse inondait Paris au coucher du soleil. D'un instant à l'autre, les ruelles devenaient coupe-gorges, les canaux cloaques et les hommes des ombres. Les rues-morgues ruisselaient de morve d'orphelins et de sang de putains. La terre viciée s'en nourrissait, gonflait ses vertèbres en crissant d'extase. La ville grossissait aussi, à mesure que la vermine du monde y venait déverser sa débauche, et plus la ville grossissait, plus on commandait de pavés. On entreprit d'évider la souche de l'Akh-Desh, et découvrit que le rocher s'enfonçait profondément sous la surface du sol, avec de quoi satisfaire l'expansion parisienne pour les siècles à venir !

Or, les premières dalles à avoir été scellées commençaient à bouffir outre-mesure : plus voraces que jamais, elles jouaient des tours aux demoiselles imprudentes, les aidant à trébucher sur leurs recoins glissants, les achevant à l'atterrissage grâce aux aspérités. Les corps disparaissaient d'eux-mêmes, gobés, dépecés dans l'immensité nocturne. Face au fléau, le premier réflexe fut de remplacer les pavés par d'autres, issus de la même carrière. Ainsi, tous les vingt ans environ, à un rythme étrangement superposable aux différents bains de sang et charniers de barricades ayant souillé la capitale, le sol d'Île-de-France tout entier était renouvelé.

Le cycle ne fut rompu qu'au sortir de la seconde guerre mondiale ; les Allemands avaient empilé trop de cadavres pour que le caractère monstrueux d'un terrain hérissé de dents échappe aux reconstructeurs. L'ère du goudron lessiva l'odieux plancher ; aux chaussures modernes, il fallait réserver un sol lisse, pratique et moralement neutre. Cependant, malgré tous les effectifs déployés, personne ne put déchausser les pavés de la place de la République : après toutes ces émeutes et protestations réprimées à grands renforts de matraques, les rocaillons s'étaient malignement entre-soudés. Les ouvriers appelés sur le chantiers démissionnaient les uns après les autres : la rumeur courait que le pavé mordait, que l'écervelé qui s'aventurerait à l'entamer se mettrait à vomir des graviers, chier du ciment et pleurer des cendres. Ainsi, la roche est demeurée intacte, jusqu'aujourd'hui. C'est elle qui incite encore les flics à la bavure, la plèbe à la bravade. C'est elle qui éborgne, arrache, incendie. J'y passe sur la pointe des pieds, la tête juste assez haute pour voir pleurer la statue.

L'autre jour, j'ai buté sur un Arabe qui promenait ses larmes le long de la place. Il avait l'œil gris d'un cadavre, la bouche écumeuse. En boucle il déclamait son histoire, et sans dessous-dessus, en boucle et rien de ficelé. Enfant, il observait les Français éventrer la montagne voisine, comme elle leur tournait la tête, et la fois où ils lui avaient fait torturer un chien. En cent trente ans, ils avaient poussé la mine d'Akh-Desh jusqu'à des profondeurs inépuisables. Le filon formait une ligne courbe, un long cône fléchi depuis le centre duquel s'extrayait un pétrole atrabilaire. Ceux qui restaient trop longtemps là-dessous refusaient de remonter, se piquaient de visions orgiaques : la roche se peignait d'or et de rivières de diamants. On les retrouvait noyés dans la naphte moelleuse, ou cataleptiques au creux d'un gisement. L'Arabe se souvenait surtout des nuits : obsédé par la montagne, il se penchait à la fenêtre, et par delà les ténèbres, il lui semblait entrapercevoir sa silhouette, quand bien même elle eût été mise en pièces depuis un siècle.

Quand les Français ont décampé, ils ont laissé la carrière en plan, et les mineurs indigènes pourrir dedans. Plus tard, l'enfant eut l'occasion de pénétrer dans la faille. Sauf qu'il n'était plus un enfant, mais un imam bedonnant. Il accompagnait un escadron de spéléologues chargés de retrouver les corps des six cents et quelques hommes portés disparus dans le ventre d'Akh-Desh, de sorte à prodiguer les sacrements nécessaires. Imaginez cette cavité immense, chargée de palissades pourrissantes et grouillante de chauves-souris, des galeries infinies raclées aux ongles d'indigènes, et au milieu, dix brancardiers enharnassés, grelottants et fébriles. Ils promenaient leurs halos de lampe-torche sans jamais toucher le fond du gouffre – et ce prêtre balourd qu'il fallait descendre ! Le cauchemar dura des heures, entrecoupé de pauses sur des corniches et de crises d'angoisse. Les sauveteurs pestaient : impossible de retrouver le moindre ossement dans ce labyrinthe, ils y laisseraient leur peau les premiers !

Tous voulaient remonter, mais personne n'osait prendre l'initiative de fuir. Ils se laissaient tomber par inertie, comme engoncés déjà dans les vapeurs de la roche. De plus, l'attrait inavouable d'en voir le bout, l'ivresse des profondeurs insondables paralysait leur jugement.

Seul l'imam gardait la tête suffisamment froide pour inspecter encore. Les plaintes des fossoyeurs emplissaient l'espace. Un des faisceaux s'attarda sur une orée de galerie. Là, pâle comme un pain de plâtre, un visage sans gencives souriait à s'écarquiller les orbites. Une fraction de seconde, et disparut. Le prêtre se retourna : là ! là ! Tous s'affolèrent. Un seul macchabée, un seul suffirait pour leur permettre de remonter, et l'opération n'aurait pas été vaine. Mais rien. Par la suite, l'imam ne reçut plus aucune vision de ce type. Plus besoin, l'empreinte était posée pour toujours dans son âme : désormais, il la sentait fourmiller partout autour de lui, dans les moindres recoins de la caverne. Même après, une fois revenu du cauchemar, au moment de la prière, dans les bras de sa femme, accroché aux barreaux de la vieillesse, il la verrait encore, cette goule émaciée, ses joues creuses et son sourire de nausée. Les hommes qu'ils étaient venus chercher n'avaient pas trouvé la mort, mais pire.

Après une éternité, ils arrivèrent au terme de leur descente. Tout au fond du trou gisait le dispositif de remontée mécanique, autrefois installé à l'entrée. Un des Algériens jura : ces satanés Français avaient saboté la mine pour qu'elle ne puisse plus être exploitée après leur départ ! Le prêtre objecta : c'était peut-être mieux ainsi. Que la carrière ne soit exploitée ni par des Français, ni par des Algériens, par personne. Il se pencha sur ce qui devait avoir été un puits de pétrole. Des restes d'explosifs prouvaient qu'on avait fait sauter l'orifice d'une galerie de prospection. Les archives récupérées à la surface mentionnaient des excavations bien plus poussées, et de nombreuses explorations faisaient état d'un gisement phénoménal, dont la montagne d'Akh-Desh ne serait que l'excroissance visible.

C'est alors que l'imam fut saisi de vertiges : ce long pic recourbé n'était pas une montagne, mais une corne. La corne d'une créature titanesque, enterrée depuis des millénaires, répandant son influence magique par voie souterraine. Paris s'en était pavé, mais d'autres civilisations avaient sans doute pioché dans cette carcasse la cause de leur décadence. Oui, carcasse ! Car là où pointe la corne guette le crâne. La vérité éclata dans son âme avec une absolue clarté : les aventuriers avaient pénétré dans le plus impie des lieux, ils avaient rendu un peu de chair à celui qui n'y a plus droit : ils s'étaient introduits dans le squelette de Sheytan.

Je ne pus m'empêcher de tressaillir à la révélation de ce nom, et mon hoquet de terreur indiqua à l'Arabe qu'une personne au moins l'avait écouté. Il tourna sa face aveugle vers moi.

"La goule a mangé mes yeux. La nuit venue, elle te dévorera aussi. Versez du sang sur cette place, continuez de nourrir le démon sans jamais l'explorer, et vous serez sûrs d'avoir taillé les dents qui vous écorcheront."

Une poigne invisible m'enserrait les épaules. Je voulus me débattre, protester :

"Attendez, par pitié, attendez ! Nous dépaverons la place, je le ferai tout seul s'il le faut ! On mettra du béton à la place, rien que du béton et c'est tout !"

Ses lèvres se tirèrent. Il me montra son visage sans gencives qui sourit à s'écarquiller les orbites.

"Et de quoi crois-tu qu'il soit fait, le béton ?

- De sable ! Rien que de sable et c'est tout !

- Et d'où crois-tu qu'on ait fabriqué le sable, sinon en concassant vos cent trente ans de pavés gonflés ? Avec quel pétrole le mélanger, sinon celui qui jaillissait de la même source ? Tu ne vois donc rien ? Les rues, les maisons, les écoles et les autoroutes... en outre-mer, en province, en asîle de France... Il est partout ! Il rampe dans tes semelles, il chope tes mollets, il est la gravité qui t'aspire, la matière qui se corrompt ! Lutte comme tu veux, regarde en l'air, sautille tant que tu peux... Il t'aura."

J'ai pris mes jambes à mon cou.

Au retour, je m'étais tordu la cheville.

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