Jérôme dégénère

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Cycle familial #4

 M.20.07.21

Il s'agira de trois hommes : Jérôme, Roger, Germain. Ils porteront des prénoms proches, presque miscibles. Vous risquerez de les confondre. Mais les auriez-vous croisés dans la vraie vie, que la ressemblance vous aurait aussi frappés. Pas des triplés, pourtant, pas de ces fœtus mutants qui abondent aux cabinets de curiosité. Non moins des sosies, ou de sinistres doppelgänger. Non, seulement trois hommes, fils à fils à fils, qui se ressemblent. Jérôme a pour père Roger qui a pour père Germain ; Roger a pour fils Jérôme qui a pour grand-père Germain qui a pour petit-fils Jérôme. Ce sera tout aussi généalogiquement simple.

Germain battait son champ avec sa femme qu'il battait, et aimait un peu en la couvrant parfois avec son corps large. Un homme de la terre, qui savait comment faire parler la terre, à coups de bêche. Et sa femme, en fidèle morceau de morceau d'argile, une fois bêchée produisit un fils au corps large. Elle mourut en couches, crevée sur le dos avec les menottes de Roger qui brassent le nombril. Roger, le fils de Germain, avait comme tous les enfants la figure d'une madone en pâte à sel, tout juste à même de se faire bercer par une bonne en attendant que la levure fasse gonfler les bras. Roger crût, de gamin à jeunomme berbe, et les tantes alentour lui pinçaient les joues en pataillant : « Ç'qu'i' s'ressemblent avec son père alors ! » Et preuve à l'appui des photos du Germain tout mignon avec son bec de gosse en noir et blanc, bec de gosse identique trait pour trait au bec de gosse en couleurs du fils Roger. À la voix aucun moyen de trahir l'un de l'autre, si bien que Roger en profitait pour tonner des ordres aux journaliers, et canularder le répertoire téléphonique du paternel. Par paresse, le village les surnommait Rogermain, et cet inexplicable cas de gémellité intergénérationnelle devint une légende qui appâta les curieux. Les notables bouffis défilaient à leur table, et constataient du miracle en opinant du menton.

Roger partit à la faculté, pour étudier comment tenailler les lois du marché selon le vouloir de ses supérieurs. Il en revint accoté à une femme, et emménagea non loin de la ferme vieillissante. Là, il tenaillait les lois du marché avec sa femme qu'il tenaillait, et aimait un peu en la soulevant parfois avec ses bras larges. Un fils aux bras larges lui enfla par le ventre. Jérôme naquit en éclatant la poche spéculative. Cette fois ça choqua, parce qu'il était né en hôpital et qu'en hôpital on faisait moins mourir les mères, et surtout on s'apitoyait sur le pauvre nourrisson qui n'allait pas être bercé désormais que les bonnes n'étaient plus d'usage courant. Roger trouva bien vite un substitut pour son fils : une fois tombé le voile du deuil, il dégotta une marâtre avec quoi bercer Jérôme. Oh, mais pas un brin de tendresse chez elle, une minette tout fraîchement sevrée du lycée, qui gouaille et pinte à point d'heure. Roger s'en rassasia pourtant, tout flatté de se frotter à un jeune pelage. Alors, quand il partait la lutiner, Roger laissait Jérôme à la porte du grand-père Germain.

Là-bas, les jours filaient tors. Mottage des paillons. Bestiaux à bouchonner. Le vieux fermier ne battait plus rien, bousculait seulement, aigri. Parfois il s'arrêtait en pleine tâche, des vitres dans les yeux et la mâchoire serrée. Dix, vingt minutes, et reprenait son labeur. Jérôme, malgré sa durceur, se plaisait à la ferme de son aïeul. Il y avait quelque chose de rassurant, de coïncidant chez lui : tous deux inspiraient en même temps, expiraient de même.

Au cours des ans, Germain avait développé une sale angoisse, un pressentiment. La mort de sa première femme n'avait pas séché ses velléités de galanterie ; il n'avait pas tardé à retrousser les jupons de sa bonne, contre le berceau de Roger qui y mêlait ses babils. Comme la bonne grossissait, il l'avait avortée à coups de piolet, le mort-né avait sauté comme un bouchon de liège. Alors, une terreur religieuse avait poussé en lui, il contemplait la face embryonnaire avec la certitude qu'il venait de se tuer lui-même. L'âtre y projetait des ombres où Germain croyait discerner sa moustache et ses premières rides. Il enterra le petit chose au jardin derrière les cornichons, une nappe pour tout suaire. Depuis, il n'avait plus jamais couvert aucune femme. La bonne s'en était tenue pour une balafre au bas-ventre, et quand Jérôme passait lui offrait des bêtises en tournant son rouet.

D'ici peu la marâtre trépassa, la vulve fendue jusqu'à la poitrine comme une fermeture éclair. Roger se félicitait, deux fois papa, et d'un nouveau garçon mastoc. Germain fusa à la maternité, et pesta : lui, son fils, ses deux petits-enfants, tous comme quatre gouttes d'eau. Il reconnut immédiatement son visage, réincarné pour la troisième fois, et empoigna Roger par le col : « Déjà le village nous surnomme Jérôgermain, n'ajoute pas une syllabe au monstre ! Tu n'es pas toi, fils, tu es moi, tu es moi répété plus tard, un bégaiement qui troue les femmes, n'accrois pas notre race, détruis le cycle... » Mais Roger, qui avait grandi avec son père identique, ne se trouvait pas si monstrueux. Même, il passait ses jours à s'assurer de la bonne croissance économique de ses clients, et a fortiori de sa famille. Il songea que cette mutation semblait la plus belle des aubaines, et qu'à planter des graines il pourrait se ressemer jusque l'immortalité. Et si les pots se cassent au vol, dommage collatéral.

Il séduisit donc une troisième femme, une amie de la marâtre à qui il faisait de l'œil depuis long. Toutefois, conscient de l'obstination de son fils, Germain la prévint en l'empoignant par le col : « Si tu le laisses t'engrosser, tu vas crever comme une outre ! » Puis la poussant à l'estomac : « Comme un poussin sort de coquille ! » Elle s'enfuit en courant, le vieux hurlant des cloussements de volaille, et ne revint jamais plus.

Roger s'en trouva bien embêté. Il aurait bien voulu flanquer le vioque en maison, mais il craignait que la cour de justice ne prenne parti pour son père, qui s'occupait dignement de Jérôme depuis bientôt dix ans. Sans compter que Germain avait pris soin de faire courir le bruit selon lequel Roger serait un violent, un barbe-bleue en puissance. Aucune fille de la région ne voudrait plus de lui. La carrière de Roger avait percuté tous les plafonds, ses supérieurs cédant d'eux-mêmes devant sa hargne et son opiniâtreté. Du haut de sa situation, le financier s'était offert une maison large, clôturée et parée d'alarmes. Il voulut y éduquer lui-même ses fils, mais la cervelle de l'aîné Jérôme avait déjà été gâtée par son aïeul. Jérôme fuguait à la ferme, supportant mal l'ambiance du manoir paternel.

De fait, Roger y avait importé secrètement des servantes étrangères, des Philippines et des Africaines, comme cela se fait en Orient. Elles ne connaissaient pas les superstitions locales, et ne pourraient de toute manière pas les apprendre, faute de parler la langue. Elles ne sortaient pas. Roger ne tardait pas à les empapaouter à force de gâteries, et puis un beau jour on glisse l'une sous l'autre ; un accident est vite arrivé. Elles ne servaient pas plus de douze mois.

À chacune de ses rares visites, Jérôme voyait apparaître de nouveaux frères, comme sourdus des plumes des matelas, des quintuplés, octuplés, décuplés, toutes tranches d'âge. Roger voyait le fait qu'il ait obtenu des fils blancs de mères de tous continents comme preuve indéniable de sa faculté de clonage. Le cadet, fils de la première marâtre, atteignait l'adolescence. Jérôme, quant  à lui, s'apprêtait pour la faculté. Il embrassa son grand-père, dont les mots lui lessivaient les testicules depuis des années : il lui avait promis de ne jamais procréer.

Germain s'était désespéré d'espionner son fils. Il avait tenté, pourtant, d'informer, preuve à l'appui, les forces de l'ordre. Mais Roger graissait trop de pattes. Il s'était servi des extravagances que le vieillard avait déployées pour faire croire à sa folie conjugale pour le faire passer pour fou lui-même, pour le diogène décérébré qui imite les poules. Personne n'irait le croire. Abattu, Germain ruminait sur sa chaise à bascule, seul. La bonne était morte. Entre les heures d'apathie, il subissait des crises de paranoïa tétanisante. Les plis des draps reflétaient son visage, les gens dans la rue le portaient aussi, jusqu'aux fillettes innocentes qui se retournaient pour révéler leurs rides à moustache. Des vagues d'effroi lui agrippait les chevilles, il délirait sur ce virus qu'il avait lancé sur le monde, des hordes d'hommes identiques, kidnappant les femmes par milliers pour les éclore comme des œufs ! Ce génome empoisonnerait l'eau des puits, déréglerait le cours de la lune, dévorerait l'univers plus vite qu'il ne s'étend ! Et alors, alors plus rien n'existerait que cette face diaphane, putride, sur le tombeau de la dernière mère.

Jérôme étudia comment prévenir les catastrophes, les tempêtes et les météores. Il y rencontra une femme qui ne pouvait pas avoir d'enfant, avec un ventre déjà mort à l'intérieur, et qui s'appelait Morgane. Il prévint les catastrophes avec sa femme qu'il couvrait de prévenances, et aimait un peu en la caressant parfois avec ses mains larges. Il la présenta fièrement au papy, qui accueillit la nouvelle de cette stérilité avec euphorie.

Sauf qu'un jour Morgane tomba enceinte. Elle cria au miracle en sautant dans les bras de Jérôme. Elle pleurait de joie. Jérôme acquiesça doucement, puis partit pleurer d'autre chose autre part. Il n'avait pas le choix pourtant, il devait l'amener à l'avortement. Sinon elle finirait déchiquetée par son enfant, un Germain de quatrième génération, mais toujours le même, qui reboucle les mêmes massacres à l'infini. Acculé. Rien à faire. Seulement, il ne pouvait pas se résoudre à lui annoncer directement, elle demanderait pourquoi, et alors il faudrait qu'il lui parle de son père, elle le verrait comme un monstre et s'enfuirait, pour jamais. Il n'avait pas besoin d'un avortement, mais d'une fausse couche qui tombe à pic. Il se documenta, se fit fournir les drogues nécessaires, les dilua et les servit à Morgane. Elle dégueula, trimballa sa gueule emmaladée semaine après semaine. Les médecins mettaient les malaises sur le compte de la grossesse. La mère perdit l'appétit, fondit comme glace au soleil. Pourtant, les échographies demeuraient indéniablement optimistes : l'embryon croissait bon train, même plus vite que nécessaire. En revanche, l'état de Morgane devenait sérieusement préoccupant. La seule accroche qui la maintenait au monde était l'espoir d'y amener cet enfant. Jérôme ne dormait plus. S'il forçait encore les doses, il la tuerait, et sa maudite progéniture serait tout de même pouponnée en couveuse.

Il but. Valdingua par les chemins, disparut un temps, et finit par là où il avait commencé, sur le carrelage de la ferme. Germain branlait du chef, grave. Jérôme lui avait tout révélé : la grossesse de sa femme, les médicaments, l'envenimement. Germain sentait une pesanteur lui craqueler le thorax : bientôt les premières portées de Roger gagneraient aussi l'âge de procréer, et la propagation ne pourrait plus être endiguée. Et désormais, même ce petit-fils aimé, celui qui lui avait rendu espoir en l'infertilité, celui-ci aussi le trahissait ! Il laissa le jeunomme pleurer dans ses bras, et lui souffla dans l'oreille : « Tu as essayé le piolet ? »

Jérôme recula d'un pas. Sa tête était prise de secouements nerveux. Non, il ne la battrait pas, il ne la battrait pas.

« Réfléchis, tu as fait bien pire déjà. Songe à l'état où tu l'as mise. »

Encore deux pas en arrière.

« T'as gavé ton oie, arrache le foie, elle vivra peut-être.

- Tu es malade ! Je te ressemble peut-être mais je ne suis pas toi ! Et mon père n'est pas toi ! Nous sommes trois personnes différentes ! Tu as battu ma grand-mère, tu l'as gardée prisonnière, tu l'as tuée ! Tu crèveras seul dans ta ferme, et ma femme ne mourra pas ! »

Jérôme s'enfuit à tire-jambe, laissant son aïeul à ses pensées. Le vieux avait trop attendu. Puisque sa descendance restait rétive à l'abstinence, il prendrait les mesures nécessaires à l'éradication de la menace. Il enfouit ses mains dans un vieux bahut. Le fusil familial y reposait, docile et patient.

Quand Jérôme fut de retour chez lui, pas de trace de Morgane. Un voisin accourut : elle perdait ses eaux, et une ambulance l'avait emportée dans un état critique. L'époux se rua à l'hôpital. Les plaintes stridentes de la parturiente résonnaient jusqu'à la réception. Elles guidèrent le père à travers les ailes. Au terme d'un couloir sans fin, il repéra la source des cris. Il s'élança. Les infirmiers le retinrent à la porte. Jérôme redoubla d'hystérie pour rentrer, timballant des poings contre les médecins, lorsque de l'autre bout du corridor retentit un long : « Laissez-le passer ! »

Jérôme resta un temps abasourdi. On aurait dit sa voix, exactement le même timbre, il aurait dû dire ça qu'il ne l'aurait pas dit autrement. Il se retourna : le vieux Germain se tenait dressé au milieu du tumulte, le fusil en joue. Autour, les patients se carapataient dare-dare, ou restaient figés à la manière des biches qu'on percute avec nos autos. Pour cause, le grand-père était couvert, du cuir chenu aux bout des bottines, de sang sec tacheté de grumeaux de viande.

« Pousse-toi, ordonna-t-il. J'ai rien contre toi, ptiot. Toi t'es raisonnable, le problème c'est les gosses. Ça grouille, ça rampe, bientôt y'en aura partout. Je comprends parfaitement que tu ne veuilles pas résoudre le problème par toi-même, y'a de l'affectif qui rentre en jeu. Alors délègue : entre parents, faut s'entraider. Je me suis déjà chargé de Roger et ses petits. Reste que ton fils. »

Germain avait avancé jusqu'à toiser Jérôme, qui se taisait. On n'entendait que les hurlements de Morgane à l'arrière.

« M'oblige pas à te fumer aussi, pousse-toi. »

Sans effet.

« Bon, si tu le dis. »

Germain leva le canon, pointa. Il posa son index sur la gâchette.

« J't'aime, ptiot. »

Un médecin sortit du bloc qui s'écria gaîment : « C'est une fille ! »

Un temps. Le médecin retourna dans la salle la queue entre les jambes. Germain baissa son fusil.

« Une fille ? »

Les lumières blafardes l'étourdissaient. Jérôme à son tour découpa :

« Une fille ?

- Une fille ⸮

- Une fille !

- Une fille...

- Une fille !!! Mon Dieu, une fille ! »

Doucement, timidement, un gloussement leur monta aux lèvres. Synchrone, le même tintement d'éclat grassouillet. Les deux hommes se fixèrent, médusés, tandis qu'un rire plus large leur grimpait aux pommettes. Un mouvement de pompe leur valva le bedon, et ils rirent, ils rirent comme ils cracheraient sur les années passées à craindre. Ensuite, tandis qu'ils se remettaient des spasmes en râlant par à-coups, Germain reprit son fusil, et se grilla la cervelle. Des confettis humides sautèrent jusqu'au plafond. Jérôme pénétra dans la salle de travail. Morgane était vivante, et la fille s'appellerait Sandra.

Il s'agira de trois hommes : Jérôme, Roger, Germain. Seulement trois hommes, fils à fils à fils, qui se ressemblent. Trois hommes, et les autres seront des femmes.

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