Vanille vaniche

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Vanille vaniche est la ligature chorale de plusieurs projets d'histoires fondues ensemble : entre autres peu se familiarisent, je rechien, Sandra descendra, et Basile boutonne.

***

Cycle familial #5

 V.20.08.2021

Après que Sandra morigène Basile pour la perte suspecte de son bras,
Avant que Basile se retourne au grand dam de sa petite mère Morgane,
Après que Morgane rencontre Jérôme sur les bancs de la fac,
Après que Jérôme accueille au monde sa fille Sandra,
Il y a eu un mince moment, juste une bulle de secondes avec la semblance d'une durée, où tous les quatre ont fait famille. On a beau connaître toute la croûte du gratin du monde, en fin de compte, peu se familiarisent, et courtemps.

Trouver une mère, ou un frère, est une occurrence qui advient aussi souvent que trouver une compagne, ou un compagnon. Mais de même qu'on s'échine à vouloir dénicher le grand amour avec un granta, beaucoup partent du principe que la mère d'une heure sera la mère d'une vie. Pourtant, n'avez vous jamais trouvé dans un parfait étranger un fragment de père, de sœur, de même manière qu'un autre vous aurait inspiré des sentiments plus conventionnellement copulatifs ? Ainsi la plupart de ces parents, passé l'instant de connivence, qui peut durer une minute ou un an, retournent à eux-mêmes.
Certes, les géniteurs ont prédisposition à durer plus long que les autres, par proximité sociale, atavismes divers et à cause des systèmes de responsabilités juridiques qu'on a imposées aux épaules pat' et maternelles.
C'est pourquoi la familiarité de tout un chacun paraît parfois éclatée aux quatre coins, naviguant entre plusieurs noyaux mouvants. N'avoir qu'une famille, mais vraiment et toujours, maintenir fixement à un seul endroit ce qui se découvre par gisements au fil des rencontres, coûterait tant d'efforts, orchestrés par un tel esprit de contrition, que qui s'y frotterait s'effriterait en quelques ans.

En famille comme en tout le reste, la relation n'est pas un état stable mais une vie à part, avec ses désirs et son bilan de santé : d'anémique à boulimique, d'ascète à vorace, elle déchire au moindre écart. Et s'il arrive que deux personnes se lient tout à fait, il est proportionnellement d'autant plus rare que trois ou quatre expériencent la même relation en même temps, qu'au lieu d'être seulement sœur d'untel et père de telautre, tous forment effectivement un seul bloc, une famille.

Pour s'aider, beaucoup de foyers choisissent un outil fort utile : le chien. Le chien est un peu l'enfant serviable des adultes, et le frère protecteur des autres enfants. Du temps qu'il dure, le chien donne une impression de familiarité, car il a de l'allant, et s'en va léchouiller tous les maîtres indifféremment.

Le chien de Sandra, Basile, Morgane et Jérôme était une chienne qui s'appelait Vanille. Parce que c'était l'année des V pour nommer son clebs, parce qu'elle était douce et baveuse comme un cornet vanille. Elle a duré douze ans puis un jour a disparu tout net. Quelques heures on ne s'en rend pas compte, parce que l'école et les bureaux mangent l'attention, et qu'on remarque plus difficilement ce qu'on n'entend plus que ce qu'on entend soudain. Pourtant Basile donne l'alerte : personne n'aboie plus. Sandra descend en trombe, les parents tendent l'oreille. Rien. Ils sortent, et se fichent en ligne face au poteau où pendouille une chaîne orpheline. Le silence s'engouffre dans les gorges.

Là, juste là. C'est l'instant auquel je me référais : la famille réunie. Ici précisément, parents comme enfants ressentent exactement la même trépidation. Ce même pressentiment d'un vide terrible : si le chien n'est plus, alors le mince filet qui les retenait en communauté sauterait à la première secousse. Alors vite faut s'activer, papa-maman qui flanchent et fiston-filletonne qui furètent.

« Elle nous aura fait une farce, cette filoute ! siffle Morgane en un souffle. »

Mais Sandra sonde les buissons, les placards, les soutes, et pas une cachette où s'immiscer.

« Elle se sera enfuite par la poterne ! grince Jérôme, aux joues déjà grises. »

Mais Basile balise le pourtours du jardin, et pas une faille par où s'extraire.

Morgane se penche sur la chaîne : visiblement elle n'aura pas été brisée.

Plus loin Jérôme retrouve un collier dépiauté où une canine solitaire est restée coincée.

« Elle aura voulu partir ? vitupère Basile. »

Il est vexé surtout que la chienne ait pu se sentir prisonnière, étrangère à cette maison qui l'a vue vieillir, au point d'en abandonner tous les habitants. Eh quoi ! N'a-t-elle pas aussi une autre famille, une vieille mère chienne et un frère chien avec qui partager ses lampées ? Basile se sent trahi, parce qu'il croyait que Vanille était la seule pour qui cette famille était vraiment tout, elle s'y restreignait et lui donnait une vie, insignifiante au quotidien, mais indispensable à l'échelle de son existence de préadolescent.

« Venez voir ! les invective soudain la sœur. »

Sandra est accroupie face au seul endroit de la maison qui n'a pas encore été fouillé : la niche de Vanille. Une case de bois grignotée par le liseron et les termites, où le soleil n'entre plus qu'à l'aube. La fille projette son bras restant dans le gras de l'ombre, d'où elle tire quantités de terres retournées : elle jase triomphale que la chienne s'est creusé un terrier. Or le sol est de roc sur la butte : ce terrier n'a pas pu déboucher hors du jardin. Donc l'animal ne se trouve nulle part autre part que là-dessous. Les trois autres s'agglutinent contre l'entrée de la niche. Un jappement léger, reconnaissable entre tous, monte depuis leurs pieds. Plus de doute, quelqu'un doit aller la chercher !

Sandra la première s'écarte ; on n'envoie pas les estropiées spéléologuer les terriers.
Basile le deuxième s'excuse ; il n'a pas maturé assez encore pour exciser sa peur du noir.
Jérôme le troisième se défile ; la bière a bourrelé son ventre d'un diamètre trop difficilement compressible.

Quelqu'une a dû se désigner, et très magiquement, Morgane l'a fait.
La mère retrousse ses manches, dénoue son tablier, et sans hésiter rampe en dedans du conduit. La terre est chaude et palpitante. Morgane tressaille : elle n'a pas avancé quelques mètres que les couinements de Vanille accélèrent, et tonnent dans ses tympans avec une force assourdissante. Certains même lui semblent venus de par derrière ; pas moyen de se retourner néanmoins, tant le boyau l'enserre.
Soudain elle entend comme un cône de chair qui bat les parois : Morgane tend les mains, et les referme sur la queue de la chienne, qui plonge droit dans le sol. Vanille aura écroulé un pan de tunnel sur elle ! Sa patronne tire à s'en renchâsser les mâchoires, tant et si bien que la queue cède d'un coup, et sort seule des éboulis. La mère sent une nausée lui touiller la glotte, et qui aurait achevé son parcours si elle ne s'était pas aperçue de sa méprise : cette queue n'est rien de plus qu'un morceau de racine souterraine. Dans un soupir de soulagement, Morgane s'appuie un peu trop franchement sur une mottée, et dégringole sur toute la longueur du terrier comme dans un interminable toboggan de terre. Une coudée l'amortit enfin, et elle reste assommée dans la nuit.
Elle se réveille peu-importe-combien plus tard ; un fluide lui goutte sur le front, une haleine saccadée insinue son nez. Un poids familier perclut ses membres. Elle délire : Vanille ! Couchée sur elle, bavant et haletant de tout son long ! Morgane ballade ses mains sur le sol alentour, les murs, le plafond : tout semble tapissé d'un pelage fauve et chaleureux. Et elle aboie, la brave bête, elle aboie comme jamais, depuis ses cent gueules tapies dans les ténèbres ! Sa maîtresse se recroqueville, caresse et rêve. Sur ses lèvres, un demi-sourire refuse de filer ; c'est l'empreinte opiniâtre des bontés disparues.
Pourtant, les échos de Vanille s'entimident, peu à peu fadent au loin. Quand Morgane reprend ses esprits, le pelage n'est plus ; la terre immobile l'ankylose. Il ne servirait de rien de plonger plus encore, Vanille est partie pour qu'on ne la retrouve pas, jusqu'aux enfers qui l'engloutiront.

Alors Morgane entame sa pénible remontée. Elle revoit le jour, et le reste de ses proches avec. Jérôme, Basile et Sandra ont attendu sans s'occuper, la face rivée sur la niche. En voyant la mère qui remonte des lèvres tordues vers le bas, quelque chose se brise entre eux.

Là, juste là. C'est l'instant où la famille cesse d'être réunie. Autrefois, quelques minutes d'ensemble. Après, plus que l'inexorable éparpillement des uns des autres.

Sandra la première s'enfuit ; une lueur a mouru dans ses yeux retombés vers le bas.
Basile le deuxième s'éclipse ; la gueule lui démange et les doigts s'y promènent.
Jérôme le troisième se mure.

Morgane reste.

Un mois plus tard, il lui semble n'avoir jamais trop quitté le ventre de la niche. Elle vit machinalement, sans comprendre pourquoi les jours glissent comme ceci et les nuits comme cela.

Jérôme s'absente beaucoup, ou s'enferme à la cave. Une lubie lui a rampé dans la cervelle, qui le pousse à vouloir écrire un livre. Sur quoi ? Aucune idée. Pourquoi ? Sait pas. Mais il souffre d'une fièvre d'œuvrer, d'avoir eu quelque chose à dire à la fin. Il a déjà pondu des dizaines de pages, mais ça n'est pas prêt qu'il dit, loin de là, et pas à montrer à personne surtout. Le manuscrit est bouclé dans le sous-sol réaménagé en bureau.
Éditer ? Il n'y compte pas, son approche est trop brute, ses méthodes trop expérimentales, et il craint un effet de redondance prompt à lasser les foules.
Il se répète juste qu'une fois qu'il aura fini, il pourra se dire au moins j'ai fait ça, et avoir la fierté de n'être plus rattaché qu'à un corps en ce monde, d'avoir rajouté quelques couches d'encre et de papier à sa peau trop fragile. Si ça vaut, p'importe, qui s'en plaindra ?

Ce même mois plus tard, Sandra s'est retirée de tout. Elle a déserté sa chambre, buissonné le lycée, et s'enferme au grenier. À l'origine, elle y était montée pour chercher une poupée, déterrer les souvenirs d'enfance.

Tout là-haut, une idée l'a piquée comme une tique : minute après minute, la poussière s'accumule sur le sol du grenier. Elle a toujours vu la poussière comme des morceaux de sable envolés puis retombés sous l'effet des vents. Pourtant, ici, aucune fenêtre, aucune prise à l'air pour déposer ses voyageurs. Elle a alors réalisé que la poussière n'est autre que l'effet de l'émiettement des choses. Que le sable lui-même qu'elle imaginait monter et descendre était constitué de cadavres de pierre. Que tout ce qui est froid se pulvérise par les extrémités, que la poudre elle-même se pulvérise et que la poudre de poudre est invisible. Cette pensée l'a assise contre les malles alourdies de souvenirs. Et elle s'en est voulu d'être chaude, de cuire les autres choses chaudes pour les pulvériser dans son ventre et empêcher l'action de l'émiettement pour son propre corps. Un instant, elle aurait préféré être froide, ne plus avoir à combattre et ne rien désirer de plus que l'amenuisement naturel de ses contours. Sans doute ça vaut mieux que la violence du monde des hommes, où l'on s'arrache les corps et la vie par gros bouquets.

Bientôt Sandra retrouve sa poupée, celle qui lui avait inspiré sa montée au grenier. Elle se souvient alors que Vanille aimait à la lui voler pour la ronger dans sa niche. Sandra lui courait après pour empêcher qu'on casse son amie, bien sûr, mais elle n'avait pu empêcher qu'un jour la chienne lui rendît un jouet estropié du bras droit. La petite fille partit pleurer dans les jupons maternels, qui lui confectionnèrent une prothèse avec deux chiffons fourrés. La Sandra d'aujourd'hui sardonne son joli rire, l'agrémente de larmes tièdes. Elle arrache la prothèse et découvre le moignon de la poupée. Elle aussi s'est un peu émiée dans sa boîte.
Oh, d'ici un siècle ou deux je ne donne pas cher de sa porcelaine.
Pour se faire pardonner ces années d'absence, Sandra se lève soudain et propose le thé. Elle passe les toiles d'araignée dressées çà et là, s'empare d'un service saturé de fissures, et discute des heures du temps qui passe.

La nuit venue, elle danse pour faire venir le vent qui allège la poussière. Les moutons s'élèvent en volutes tourbillonnantes, visitent les recoins inconnus. Le lendemain, tout est retombé, et les danses sont à redanser. Sandra espère s'épuiser assez vite pour que la froideur des bibelots qui l'entourent la contamine.

Morgane a vite remarqué la détresse de sa fille. Elle s'arrête toutes les heures devant la trappe qui mène aux combles, toque et attend la réponse. Mais Sandra n'est pas prête à répondre encore, elle a découvert la solitude et devra encore bien y croupir avant de s'en écœurer, avant de réaliser qu'un corps ne se rafraîchit que par la violence ou l'usure lente, lente...
Morgane aussi a fini par en prendre conscience. D'ici peu elle ne toque plus chaque heure, mais chaque jour. Les appels s'écartent. Bientôt elle ne pense même plus à monter, ne pense plus à rien. Et Sandra ? Oh, Sandra ! Sandra descendra quand elle voudra.

Quant à Basile, sans doute il est celui qui des quatre a le moins supporté le départ de Vanille.
Comme si toutes les puces des environs avaient trouvé refuge dans son cuir, il avait l'impression d'être parcouru, punaisé de picotements. Qui se sent démangeux se gratte, dit l'adage, aussi le suivit-il très instinctivement. Des bubons pubères bombaient ses pores, par grappes de poireaux incarnés et autres fics juteux, qu'il fallait moissonner à grands renforts de griffes incisives. Vite rougi, gercé, croûteux, Basile s'arrachait la peau comme un écolier qui, non content d'avoir rongé ses ongles jusqu'à la base, attaquerait les orteils. Des touffes de cheveux restaient compactées entre ses doigts, de même que tout le reste de sa pilosité râtelée d'avance.
De fait, le garçon découvrait pas à pas le délice inquiétant que c'est de s'extraire quelque chose de l'intérieur de la chair.
Il moissonnait ses bulbes capillaires, puis insouciant les essaimait sur son passage. Néanmoins, à force de semer le grain sans y veiller, Basile épuisa toutes les ressources de son pelage... À la contemplation de ses membres désertiques, il se mit à rêver d'y faire émerger de nouveaux oasis, où croîtraient des espèces exotiques et mystérieuses, de ces plants frisés d'Afrique, poils baobabs et mèches de manioc. Le terreau ne manquerait pas : sa peau avait été ameublie au louchet, rafraîchie comme au lendemain d'une éruption volcanique. Mais il ne savait pas comment bouturer d'autres graines dans le terreau de son épiderme, aussi il délaissa ses espérances horticoles.

En revanche, ses pratiques pruritoires favorisèrent la prolifération des pustules et autres grains acnéiques – déjà boustés par les pics d'hormones approchants. Basile trouva dans ces affleurements purulents la preuve de filons plus profonds. Il entama les prospections des nappes phréatiques à excaver, pressant à heures fixes les différents points de sortie, notant les particularités de chaque mulsion en terme de quantité et de qualité.
À défaut de pouvoir jouir d'une pilosité conventionnelle, il se lancerait dans l'industrie minière, sapant le pus depuis les souterrains inconnus de sa chair.
Il éprouvait une curiosité mêlée de crainte à l'idée de plonger dans de pareils abîmes d'intimité, mais il estimait qu'il en allait de son devoir : ne l'avait-on pas prévenu contre les changements obligés de la puberté, cet âge où il faut 'découvrir son corps' ? Il ne voyait dans ses actes qu'un prolongement logique de la voix qui s'aggrave et des tétons qui pointent, sans se douter que la plupart des garçons de son âge se contentent de pomper un autre fluide plus facile d'accès.

Un mois plus tard, Basile s'est exploré avec la frénésie d'un conquistador, pillant à loisir les continents tout juste annexés. Oh, presser de petits points noirs ne lui a pas suffi bien longtemps, il a vite compris comment élargir les saillies, fragiliser les soubassements, de manière à pouvoir faufiler un doigt là-dessous et tâter s'il ne s'y cacherait pas quelque glande secrète à titiller, quelque muqueuse innervée où attiser des jouissances nouvelles. Et tandis qu'un doigt était occupé aux fouilles, un deuxième s'évertuait à agrandir encore le point d'entrée, de sorte que bientôt Basile n'a pas eu de mal à faire pénétrer deux doigts, puis trois, quatre, jusqu'à ce qu'aient passé la main entière et le bras qui l'allonge.

Si réellement l'adolescent est parvenu à trouver des prostates occultes et à exhumer les embranchements de clitoris interdits, je l'ignore. C'est son affaire après tout. Toujours est-il qu'à la fin il a tant détérioré son enveloppe de peau qu'elle a glissé par terre avec un ploc moite. Les muscles par-dessous sont bien entamés déjà, lardés de puits et sillonnés de rigoles.

Sa mère envisage impuissamment cette lente décadence et ces fastueuses parades d'organes. Elle n'ose plus non plus toquer chez lui, parce qu'elle risquerait de déranger quelque chose de privé, d'à vif. Elle a toujours respecté la chambre de ses enfants comme une arche où ils auraient droit d'asile.
Elle se dit peut-être c'est à cause d'elle s'ils n'ont jamais vraiment réussi à se réunir, elle a trop tenu à leur autonomie pour qu'ils se laissent aller à la confiance, aux liens qui souvent tintent comme des chaînes.
Elle imagine une vie différente, où les parents auraient acheté une masure sans parois, un seul grand lit sous un seul grand toit pour chasser les intempéries et mêler ensemble les vapeurs des rêves de chacun.
Elle aurait tant voulu être quelque chose pour eux au moins, une femme ou une mère, ou juste un brin de famille tenace et pérenne. Parce qu'elle a épousé, parce que qu'elle a enfanté alors qu'elle s'était juré de ne pas exister, elle se croyait purgée de sa malédiction. Naïvement, elle se disait qu'elle n'avait fait que greffer son inexistence sur quelqu'un de pesant, de présent, que Jérôme l'avait emplie et lui avait donné une impression de substance.
Elle s'était illusionnée ainsi très longtemps, estimant que les liens qui la retenaient à son mari et ses enfants lui alloueraient la valeur qu'elle ne se donnait pas toute seule. Ces liens, pourtant réputés comme les plus purs et les plus insécables, cèdent désormais.
Et pour rien, une broutille, la confusion bénigne d'un chien qui disparaît.
Une angoisse secoue le cœur ballotant de Morgane : et si tout était de sa faute ? Si ses enfants n'étaient pas, comme elle l'espérait, l'héritage immaculé de Jérôme, pour lequel elle n'aurait qu'officié comme déchargeoir, mais étaient pollués par son infecte tare ? Elle aura alors condamné Sandra et Basile à une vie bâtarde et paradoxale, et leur destin sera rongé par un sentiment de carence inexpugnable.
Cette pensée la dévore. Elle la ressasse tandis qu'elle tranche les légumes pour le souper, tandis que l'anxiété dessine sur son front la première ride, tandis que Jérôme couche à la cave et pinte jusqu'à l'aube, tandis que Sandra attend que la poussière la contagionne, tandis que Basile boutonne.

Un soir Basile pense à fuguer. La fenêtre de sa chambre n'a pas assez de rideaux, et il y lit des ombres voyeuses qui l'éhontent. La porte aussi est trop fine, n'importe qui peut y coller l'oreille. Ce qu'il lui faudrait, c'est un bastion complet, emmuré profond, ou loin, ou haut. Sauf que Sandra occupe déjà le grenier, son père la cave, et dehors... c'est là qu'est partie Vanille. Alors Basile s'exile au moins pire, il attend que Jérôme sorte, crochète l'accès au sous-sol, puis s'y terre.
Choix peu avisé : le vieux revient beaucoup plus tôt que prévu, et surprend son fils dans une fort mauvaise posture. Le garçon se masturbe en enfournant une portion de son biceps où il a foré une gaine adaptée, chaude et rouge. Des râles bizarres ponctuent la saccade de frottis humides. Le père s'éclaircit la gorge. Arrêt. Malaise. Dos tourné, l'adolescent se tait immobile. Technique instinctive de disparition.

« Qu'est-ce que tu fais ici ? demande Jérôme. »

Il a très bien vu ce que son fils faisait ici, mais il souhaite que cette perche lui permette de se défiler à la première excuse.

« Je... lisais ton livre.

- Je te l'ai dit pourtant qu'il n'était pas prêt. »

Il va enchaîner par un « Sors de là ! » ferme et autoritaire, puis se ravise. Il parvient avec peine à détacher son regard du vagin artificiel dont l'embouchure se devine parmi les bras croisés du gamin.

« Maintenant que tu l'as lu, dis-moi donc ce que tu en as pensé.

- C'était... bien.

- Pas trop répétitif ? »

Basile serre les dents, pris au dépourvu. Il n'aime pas lire, et se fiche pas mal de ce que son paternel peut gribouiller sur son temps libre. Il tente d'abreuver son moulin en jetant un coup d'œil rapide contre les quelques feuillets éparpillés sur le bureau. Stupeur. Les pages sont noircies d'un seul mot répété en boucle, calligraphié de cent manières : chien. Ainsi sur l'entièreté du bouquin : chien. Chien. Chien. Le fils secoue timidement la tête de gauche à droite.

« Il manque la fin encore, rassure Jérôme. Pour l'instant ça peut paraître abrupt, mais une fois lissé... »

Un temps. Basile déglutit, gêné de sentir qu'on fixe sa peau criblée de cratères.

« Papa, tu es sûr que ça va ? »

Lequel papa soudain sort de sa rêverie.

« Oui, oui...

- Tu devrais consulter, poursuit le garçon.

- Oui.

- Un médecin, je veux dire.

- Oui. Quoi d'autre ?

- Comment ?

- Je veux dire, qu'est-ce qu'on peut bien consulter à part un médecin ?

- Oui.

- Un livre. On peut consulter un livre.

- Oui. Mais un médecin c'est mieux.

- Ou alors un livre de médecine.

- Non. Un médecin c'est bien déjà.

- Oui, tu as raison. Quel genre de médecin ?

- Peu importe. Un médecin.

- Un médecin.

- Oui. »

Tous deux branlent du chef.

« Et toi ? renquille le père.

- Moi ?

- Oui.

- Si je devrais consulter ?

- Non. Si ça va.

- Ça va. »

Dit-il en se curant une narine en passant par l'autre.

« Enfin... se corrige-t-il après quelques secondes d'absence. Tu vois, j'arrive à l'âge où je me rends compte que je deviens plus vieux que les vieux chiens. Que les vieux chiens meurent et que moi je suis toujours en vie et je me dis tiens ça veut dire que je suis pas un chien mais alors qu'est-ce que je suis moi ? Parce que vous êtes bien gentils les parents de nous donner des chiens pour fraterniser avec, pour faire complément au fait que vous avez désappris à jouer à quoi que ce soit, mais sans chien qu'est-ce que je suis censé devenir ? Comme toi ? Comme maman ? Jamais jouer, jamais faire fête, jamais tirer la langue quand on sent quelqu'un qu'on aime, jamais battre la queue et se rouler par terre ? À la place toujours bosser. Juste bosser. Pour pouvoir nourrir un chien qui fera tout ça à ma place et l'enseignera à mes enfants juste pour le leur retirer quand le chien va partir et qu'il faudra bosser à la place. J'ai toujours détesté ce que vous avez fait de Vanille. Les donne-la-patte, les laisses et les tiens-toi-droite. Je la détachais dès que j'en avais l'occasion. En fait, j'ai toujours détesté que vous la traitiez comme une chienne, et pas comme ma sœur. J'ai toujours détesté tout ce qui faisait chien chez elle, tout ce qui la reliait à l'homme. En fait, j'aimais juste ce qu'il y avait de louve chez elle. J'aurais voulu être un loup pour hurler à la lune. Un loup dans une meute de loups. C'est ça. Ça, ça m'aurait plu comme vie. »

Basile a morvé. Son père l'enlace tendrement.

« Est-ce que tu te souviens de tes dents de lait ?

- Oui. Elles sont dans un tiroir. Maman les a gardées au cas où j'aie besoin d'un dentier plus tard ils me les recolleront.

- Non, ça se fera pas comme ça, elle t'a raconté des conneries.

- Alors pourquoi elle les a gardées dans le tiroir ?

- Pour rien. Pour les garder.

- Mais pourquoi ?

- Je sais pas. Elles te manquent, tes dents de lait ?

- Non.

- Pourquoi ?

- J'en ai d'autres. Mieux.

- Et tu te souviens de ce que ça faisait, d'en avoir ? De la sensation quand tu passais la langue dessus. De quand tu croquais quelque chose de dur.

- Pas vraiment.

- Eh ben là c'est pareil. C'est comme si tu avais perdu ta peau de lait. Ta peau de chien, celle que tu as apprise. Et tu regardes ce qu'il y a derrière, et tu vois un homme et tu ne sais pas ce que c'est. Et ça, tu ne le sauras jamais vraiment. Alors, quand tu en auras marre de te défigurer, de souffrir que le moindre coup de vent te brûle la chair, tu te confectionneras une nouvelle peau. En forme de bête, ou de chimère de bêtes, ou de créature sans nom. Mais quelque chose de confortable, où tu pourras te reposer. Et si les évènements tournent mal et détruisent encore ta peau, tu t'en feras une autre, et une autre, et une autre... Pas trop vite, tu t'épuiserais et ce serait bâclé. Il y a des gens qui aiment leur peau et la gardent toute la vie, qui passent tout leur temps à la consolider et à s'éviter le moindre danger. Mais ces gens ne sont pas moins fragiles, parce que le jour où ils seront catastrophés et que leur peau tombera, ils ne sauront pas comment s'en coudre une autre. Ils rapièceront à l'arrache, saigneront. Vanille a disparu, elle t'a mis à nu. Profites-en pour apprendre à façonner un costume où ton corps se sentira à l'aise.

- Il faut donc toujours rajouter des couches ? Donner la patte ? Faire bonne figure ? On ne peut jamais être juste soi ?

- Si. Mais c'est difficile. »

Une lueur rétive étincelle dans les pupilles de Basile. La douleur et la fatigue ne lui ont pas suffisamment pesé encore pour qu'il trouve désirable de s'abriter. Jérôme s'inquiète pour lui, qu'il se déforme irrémédiablement dans ses explorations corporelles, ou qu'il trouve dans le cœur de l'homme des organes terribles, des panacées qui l'élèveraient jusqu'à des sphères irréconciliables. Il craint surtout que ressurgissent les vieux démons de son ascendance, ceux que son aïeul Germain a conjurés au prix fort. Qui sait le risque que Basile invente le moyen de féconder son bras, remotivant l'autogenèse maudite qu'avait pratiquée Roger ? L'hérédité sait emprunter de fourbes détours pour déjouer la prudence des crédules ! Pour s'assurer que l'attention de son fils Basile soit soustraite – momentanément pour le moins – à une curiosité inique, Jérôme se résout à mettre en œuvre une méthode à laquelle il rechignait jusque là. Après ça, aucune chance que Basile reporte son intérêt sur les plaisirs de l'auto-extraction. Il cessera de se gratter, les plaques de pus sur son matelas sècheront enfin, et les cavités factices se boucheront d'elles-mêmes.

Ainsi Jérôme prend son enfant par la main et l'emmène en maison.

On ne déniaisait pas autrement voilà quelques générations.

Il réserve une chambre pour la nuit, passera le chercher demain matin. Les spécificités et tarifs aguicheurs sont pancartées au guichet. Basile n'a pas le temps de les déchiffrer qu'on le pousse à travers les couloirs molletonnés. Des messieurs discrets sifflotent au devant des portes en attendant leur tour. Aucune fille en vue – elles se préparent dans des vestiaires dédiés. Jérôme file parmi ces loges, en fin connaisseur qui mesure chaque pas, et s'arrête dans celle donnant sur la suite qu'occupera le garçon.

Une prostituée s'y parfume pour chasser l'odeur poisse et le goût du fer. Elle est nue, voire plus : chauve, cramoisie, saillante, en un mot écorchée. Moins amochée que Basile cependant, en professionnelle qui sait les bons endroits pour plonger la chair. Elle compare dans la glace une série de perruques. Toutes couleurs confondues, coupes et crépissure. Aussi large sélection pour les peaux de toutes factures, charmamment harnachées à des cintres.

« Tiens, Jéry ! salue-t-elle. Ton roman avance ?

- Lentement, mais lentement, merci.

- Va seulement, j'arrive dans deux minutes. Tu te sens d'humeur pour quel visage ?

- Ce ne sera pas pour moi, ce soir.

- Oh ? »

Distraitement en se gouttant du collyre sur ses orbites sans paupières.

« Mon fils.

- Amen. »

Ils rient gentiment.

« Dis, s'il te plaît... coupe Jérôme. Sois douce avec lui. »

La fille hausse les épaules, guillerette.

« Comment il me prendra ? »

Le père réfléchit. Il considère Basile, sa fougue, son refus de la parure, son envie de voir les choses telles qu'elles sont. Il fait signe de laisser tomber les perruques, et dit :

« Crue. »

Tout s'enchaîne si vite.

Il a suffi que Vanille vaniche et le reste est parti tout seul.

Un équilibre est si facilement délité.

Chacun part voir là-bas s'il y est.

Après, peut-être que Sandra et Basile seront encore sœur et frère, Basile et Morgane fils et mère, Morgane et Jérôme femme et mari, Jérôme et Sandra père et fille. Parfois, un après-midi, un matin, qui sait...

Mais plus jamais tous les quatre ensemble.

Si c'est grave ?

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