Morgane suffit

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Cycle familial #3

J.22.7.21

À Morgane on a toujours rabâché qu'elle manquait. Petite, elle manquait de hauteur. Bébé, elle ne savait pas même un mot. Ah, vous imaginez quelle conversation devait être la sienne : aucun tact, ça vous démangeait les phalanges, à tarter cette gamine. Son entourage l'avait accoutumée à n'approcher le monde extérieur qu'en tant qu'il lui serait toujours refusé – si elle connaissait quelque chose, c'est donc que cette chose ne lui appartiendrait jamais. Ainsi, ses premiers mots furent : « Mais enfin Maman, je ne sais pas parler. » Son premier pas, elle le réalisa en sur-place, pour faire constater à tous qu'elle n'avait effectivement pas bougé. Au moment d'aller à la douche, elle oubliait de se déshabiller, car elle se sentait déjà nue sous ses fripes. Ovni scolaire, elle répondait insensiblement aux questionnaires de telle manière : « Je ne sais pas que 1+1 font 2 » ou bien « Je n'ai aucune connaissance quant à Alicia Ostryakina, la grande poétesse russe cheffe de file du mouvement déréaliste slave. » Les examinateurs sidérés lui remirent leurs félicitations en précisant : « Voici le bac que vous n'avez pas. »

Le psychiatre chez qui elle prenait non-rendez-vous se gaussait, avançant qu'elle souffrait d'une maladie rarissime, la magrite ; et la désignant d'une main s'exclamait : « Ceci n'est pas une femme ! » Les autres médecins, en revanche, estimaient son cas bien plus préoccupant. Ils craignaient une dérivation extrême du syndrome de Cotard, dans le sens où Morgane ne faisait pas qu'halluciner ses organes comme morts, elle en niait l'existence, refusait tout net de se croire vivante. Par des somatismes pernicieux, son cerveau détraqué avait persuadé au reste du corps qu'il ne fonctionnait guère. Les tests s'avéraient plus affolants les uns que les autres : cardiographe à l'arrêt, reins en jachère, encéphalogramme plat ! Tout comme si l'on plaçait les sondes sur un coussin d'air. Elle semait le trouble parmi la communauté scientifique, les praticiens refusaient désormais d'admettre avec certitude qu'ils sentaient un souffle jaillir des narines, d'ailleurs rien n'était moins sûr qu'elle eût des narines, une tête, un corps ! Qui l'avait touchée, d'ailleurs ? La rumeur courut que Morgane n'existait pas du tout, comme elle-même ne cessait de le dire (le disait-elle seulement ? – moi-même je n'en ai pas la preuve).

Au demeurant cette femme n'avait jamais eu aucun ami, elle s'était toujours assise en bout de classe, voire plus loin encore, tout au fond des alvéoles dans les murs. Aux récrés, les filles la fuyaient, parce que sa présence tuait les âmes qu'elles avaient bourrées dans les poupées : plus moyen de jouer, elles perdaient foi en leurs amis imaginaires, devenus de mornes paquets de chiffon. Les garçons aussi la poussaient dans les coins, parce que les ballons crevaient comme sur du verre pilé à son approche. On ne lui adressait pas la parole, ça portait la poisse. Jérôme le savait, et pourtant, pour une raison qui lui échappait, toute son attention se déportait sur le bout de rampe où elle siégeait au fond de l'amphi de la faculté. Il se torticoliait rien que pour deviner sa silhouette, toute floue loin derrière.

Un beau matin, il vint la voir, et, ne sachant quoi dire, bégaya une question idiote :

« Tu... tu es à la fac, toi aussi ?

- Non. »

Et il trouva la réponse loin d'être idiote. Il lui écrivit des poèmes mielleux, en faux alexandrins des souvenirs de collèges. Elle les trouva « Pas ignominieux », mais précisa tout de même que son cœur à elle ne battait pour personne. Malentendus, drame. Jérôme crut à un renvoi solennel, jusqu'à ce qu'elle lui propose d'en faire état par lui-même. Ils se fourrèrent dans une chambre sombre, et Morgane lui fit écouter comme son cœur ne battait pas. Surpris d'abord, Jérôme intégra peu à peu la logique bizarre de la morte-vivante. Il l'aimait, du moins il ne la détestait pas, aussi il lui demanda l'autorisation de sortie ensemble. Elle refusa de ne pas l'accorder. Elle lui demanda s'il ne serait point déçu du fait qu'elle ne pourrait jamais porter d'enfant dans son ventre creux. Un silence pesant s'étendit, que Jérôme rompit d'un regard bienveillant.

« Tu as des yeux et tu ne vois pas. Tu as des oreilles et tu n'entends pas. Peut-être bien je ne t'ai jamais rencontrée, pas une fois étreinte. Mais tant pis, tant mieux. Tu suffis. »

J'ignore si Morgane sourit, mais quelque chose me dit qu'à compter de ce jour, elle ne fut pas peu heureuse.

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