Basile penche

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Cycle familial #2

V.19.06.2020

Basile avait déjà bien entamé son adolescence. Il avait glorieusement passé la phase de pilation et de gain de masse. Son miroir avait essuyé les ravages de l'acné, ces innombrables giclures purulentes de points percés. A ce stade, on pensait l'affaire faite, ne restaient que quelques séquelles psychologiques, de ces plaies égotiques infligées à l'enfant d'autrefois, et qui sans doute ne guériront jamais vraiment. Le futur Basile s'en ferait une carapace de croûtes, et on l'appellerait adulte. Mais pour l'instant, le choc était trop frais, les failles trop à vif. De là semblait s'écouler toute son énergie. Le jeune homme n'avait d'autre choix que de se cacher derrière les cloisons de sa chambre, qu'il enfumait de sueur et de frustration. Il jouait à ces jeux qui prennent les yeux avec l'attention. Il s'y vitrifiait quotidiennement. Au point même où, lorsqu'il descendait à table saborder son plat, il avait encore le visage aplati et moulé en rectangle.

Mais ce n'était pas cela qui insupportait sa pauvre mère, Morgane. Un détail l'irritait, qu'elle ne manquait jamais de rectifier. Les premiers regards de réprimande se révélant insuffisants, elle balançait un ferme "Tiens-toi droit !". Basile se redressait alors en sursaut. Vous vous en doutez, il s'affaissait de nouveau dès que la matriarche avait le dos tourné. Car oui, Basile penchait. Il penchait à toutes occasions, sans y réfléchir, juste pour le bonheur d'arrondir le dos. Sa sœur le traitait de bossu, ses amis de rat, et sa mère, comme vous savez, de tiens-toi-droit.

Constamment épuisé, l'adolescent s'était résolu à rester loque pour le meilleur et pour le pire, embrassant la philosophie du Carpette Diem, qui consiste à se coucher la nuit, et ne jamais vraiment se lever le jour. Cela comme si une corde invisible pendait à son menton, et qu'un étrange cocher s'amusait à le lester selon son humeur, tirant parfois d'un coup sec pour l'abattre sur les sofas les plus proches, où il aurait le loisir de le ligoter entièrement. Seule Morgane savait chasser ce lutin malicieux qui courait sous le plancher ; ses mots sabraient la corde avec une implacable précision. Cependant elle travaillait, de sorte que le naturel de son fils à pencher gagnait du terrain. De semaine en semaine, le frein maternel se faisait de plus en plus timide, à moins que ce ne soit l'inclination qui se fît de plus en plus audacieuse. Quoi qu'il en soit, Basile réalisa des prouesses de déclivité : de l'arc de voûte, il passa à l'équerre : son dos manœuvrait des angles de pente dignes d'un contorsionniste. Puis ses jambes prirent le pli, de sorte qu'il se mit à marcher tout entier penché vers le sol. Très étonnamment, la gravité ne l'emportait plus ainsi qu'auparavant, et bien qu'il parût avoir le nez au ras du sol, il se mouvait comme sur un plan dimensionnel décalé de quatre-vingt-dix degrés. On ne le remarquait plus lorsqu'il sortait de sa chambre : on aurait dit une couleuvre lévitant légèrement par dessus les lattes. Et pourtant il marchait.

Morgane pensa tout d'abord à une énième phase de l'âge ingrat, jusqu'à ce qu'une légère anomalie lui fasse réviser son jugement : la pointe des pieds de Basile s'enfonçait dans le sol comme dans du sable. Et si cette force incontrôlable continuait de le tirer vers le bas, elle redoutait que son fils ne fût avalé entièrement par un parterre meuble. Aussi, lors d'un banal petit déjeuner, quand elle vit que le bout du nez du garçon trempouillait dans le plancher, elle fut saisie d'effroi, et tira les maigres épaules jusqu'à ce que son tiens-toi-droit soit redevenu aussi fixement vertical qu'aux beaux jours. Pour éviter qu'une autre crise ne survienne, elle l'attacha au mur du salon, sans doute le plus impenchable de toute la maisonnée. Satisfaite d'un tel garde-fou, elle partit travailler.

Le soir venu, une nouvelle épreuve l'attendait : le mur avait été arraché partout autour de Basile, qui fléchissait tout aussi bien qu'au matin. Rien ne le retiendrait donc ? Elle s'assit auprès de l'enfant qui coulait sous terre, et se mit à pleurer. N'y avait-il plus de sens commun dans cette maudite famille ? Morgane souffla dans l'oreille creuse du gamin : "Tiens-toi-droit, j'ai dit, ou tu vas t'abîmer le dos. Tu vas tomber à force de pencher !" Mais Basile, dont les lèvres dépassaient encore un peu, répondit : "Tu ne vois pas, maman ? Je ne tombe pas, je me tourne."

Au coucher du soleil, elle était seule. Basile avait fini de se pencher, et s'était engouffré dans le sol, à cent quatre-vingts degrés. Il se tenait enfin debout, mais dans un autre sens, sur une autre terre. Il n'y avait aucune inquiétude à avoir : il lui suffisait de revenir sur ses pas pour se retourner.

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