Victoire vainc

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23/05/19 – J/10/09/20

Victoire n'avait jamais peur de rien. Elle galopait de place en place sans s'inquiéter des conséquences. Pourtant, elle ne cherchait pas les noises, ni l'aventure. Sa curiosité puisait son origine dans une passion particulière, une tare ineffaçable : Victoire ne savait se passer de faire les courses. "Accro au shopping", comme diraient d'autres, elle sabordait le moindre magasin, vestimentaire ou bibelotier. Dans le milieu, les commerçants la craignaient, car elle abordait les boutiques comme on ourdit un sac, et s'employait à tempêter les rayons jusqu'effondrement des étals.

Les vendeurs en avaient pour leur bourse, certes. Les mauvaises langues la rapportaient demi-mondaine, les lambdas préféraient croire à une épouse ou fille de grand patron, le reste se contentait du surnom flatteur : "la bonne femme qui tinte". En effet, à chacune de ses campagnes, Victoire portait une jupe à grelots, qui rappelait le tintement des piécettes. Ainsi les marchands des halles pouvaient figer leur sourire à l'avance, cacher les objets fragiles, et se préparer au carnage. Elle commençait par faire les cent pas le long de la rue, comme un aigle guettant son mulot. Quand elle plantait ses gros sabots sur le perron d'une échoppe, des petits sanglots éclataient à l'intérieur, tandis que des soupirs soulagés saillaient tout autour. On assistait alors à un spectacle sans pareil : Victoire tordait les cintres, ravalait les vitrines, renversait les tréteaux. Tout cela à peine consciemment, par mégarde, dans sa frénésie d'empiler les articles sur les bras de ses commis. Si un responsable venait quémander réparation pour les dégâts occasionnés, elle tressaillait d'exaspération et, comme si cela fût naturel :

"Enfin, rajoutez-le à la note !"

Rien à faire face à une telle calamité ambulante, sans compter que les propriétaires fermaient les yeux : après tout, elle rejutait l'économie, elle faisait bosser les vitriers, nickel. Mais les vendeurs, humiliés toutes les semaines, planifièrent une contre-attaque coordonnée, pour se débarrasser à jamais du fléau. Ils y mirent toute leur rancœur, et épicèrent le tout d'un zeste de cruauté.

Victoire rentrait d'une course où les gérants s'étaient montrés des plus conciliants. Elle en gardait un petit sourire racrapoté. Elle amassa ses commis sur le trottoir que bordait sa petite maison rose, et trifouilla dans sa sacoche à la recherche de clés. Disparues ! Elle peignefina son manteau, sa robette à pois, fougea ses boucles chignonneuses. Disparues ! Elle sonda les pavés environs, dragua les grilles d'égouts. Pour de bon, disparues ! Les pages, qui peinaient sous la masse des achats, refusèrent de retracer avec elle le chemin du retour. Ils s'étaient volontiers laissés soudoyer par la masse des marchands ; ils souffraient la menue demoiselle depuis trop de temps. L'un d'entre eux avait malignement subtilisé les clés, craché dessus, et balancé le trousseau à qui-m'en-veut-voir au fond des oubliettes. Tous cinq jouissaient à présent du fruit de leurs bonnes œuvres : une Victoire haletante, désarçonnée, qui roulait ses yeux au sol en quête d'un trésor introuvable. Une Victoire vaincue.

Il fallut se résoudre à appeler un serrurier, mais que dalle : répondeur sur répondeur, tous se prétendaient affairés. La maîtresse, loin de se décourager, remonta ses manches et partit quérir un professionnel, quitte à le ramener par la peau du col. Elle revint bredouille : tous les cordonniers-serruriers des centres commerciaux avaient inexplicablement pris un jour de congé.

Les commis furent renvoyés. Ils laissèrent une pile de vêtements au pas de la porte close, où la bonne femme qui tinte s'allongea. Elle méditait, songeant à loger chez un ami. L'étau des vendeurs la tenaillait : elle était mûre pour sa punition.

Riton s'était porté volontaire pour se travestir en gentilhomme loufoque. Serveur de profession, il dégageait un air sympathique, suffisamment pour traîner n'importe qui dans un piège atroce. Il louvoya aux abords de Victoire, encore travaillé par sa conscience. La demoiselle semblait assoupie, innocente, virginale. Mais la voix des foules enragées vint lui rengaillardir les épaules : il fallait saper cette tumeur comme on éclate un bubon. Riton souleva son feutre, se confondit en politesse. Victoire lui rendit ses soupirs, expliquant la situation qu'il savait déjà. Le jeunot fit mine de réfléchir. Il lui dit qu'il savait où trouver son affaire, un serrurier hors-pair, vraiment. Il lui indiqua l'adresse de la galerie des Plushommes, ces hors-castes qui furent humains, mais ne le sont plus. Défigurés par une excellence incontrôlée, ces monstres parlants proposent parfois leurs miraculeux services aux insatiables et aux nécessiteux. Des gens dangereux, à n'en point douter. Le serveur racontait tout cela franchement, dans l'espoir de gagner la confiance de notre héroïne. Victoire ne trembla pas d'effroi, bien au contraire : elle frémissait d'excitation à l'idée de découvrir une galerie marchande qu'elle n'eût pas déjà dévalisée. Le bélître ajouta timidement que les Plushommes n'étaient pas à prendre à la légère ; ces vénérables créatures n'iraient pas crocheter la serrure à domicile. Il fallait leur amener directement le mécanisme.

Victoire branla du chef, l'air de dire : "ça se tient". Tous deux s'affairèrent ensuite à décrocher la porte d'entrée, et cheminèrent ensemble jusqu'au quartier maudit. Au moment d'y pénétrer, le galant disparut. Elle porta sa porte au sommet de cette nouvelle Golgotha.

Le plan des commerçants était accompli : leur ennemie courait sans doute dans la gueule de démons affamés, tandis qu'ils saccageraient sa demeure, œil pour œil. La tourbe de revanchards s'étouffa en hourras au retour du serveur hypocrite. Ce dernier s'étonna d'ailleurs qu'on l'ait attendu pour dévaliser la maison. Une sorte de pudeur incompréhensible léthargissait l'assemblée. Riton courut jusqu'à l'encadrure où patientaient les gonds. Une fureur sourde le cloua au sol. Ce n'était pas l'entrée. Derrière le cadre de la porte, un mur de briques rouge sale s'élevait comme un pied-de-nez.

"Elle savait ! cria un anonyme."

Les commis sortirent du rang pour tâter la paroi. Ils devaient rêver : c'était bien par cet orifice qu'ils la voyaient rentrer chez elle chaque soir. Les avait-elle tous devancés ? Des murmures secouèrent les cervelles échauffées : on évoquait le diable, les sorcières, un pouvoir de tromperie défiant l'imagination. On tenta d'abattre le mur à coups de bélier. Sans résultat. La colère peu à peu retomba, céda la place au désarroi. Chacun bredouillait qu'il avait des choses à faire. Ainsi s'éclipsa la cohue confuse.

Mais Victoire ne savait rien. Elle avançait, ployée sous son faix, rigolant à chaude suée. Arrivée dans la galerie des Plushommes, elle navigua entre les nappes de brume. Elle était seule dans la ruelle bordée d'échoppes. Des râles inquiets s'élevaient à son passage. Parfois, une enseigne décolorée émergeait du brouillard. Ces écriteaux titraient étrangement, nommaient à contre-courant des usages. Victoire passa devant la Panurade où de grosses pattes mauves mastiquaient des viennoiseries. Elle trempa le nez sur la Remèdolière chargée de fioles poussiéreuses. Elle entrevit le Mélodrome. Une harpe noueuse et rampante en crevait le plafond. Le vent secouait les cordes, balançant ses zonzons éthérés.

Enfin, Victoire aperçut les contours de la Cleffeterie. En voulant s'accouder au comptoir, elle trébucha contre quelque chose. Elle chassa la purée de pois. Un enfant gisait là, à demi-mort, les lèvres cadenassées de partout. Victoire posa sa porte et tenta de relever le gosse. Il ne réagit pas, et se laissa retomber sur le cul.

"Une bouche est comme une porte. Il faut savoir quand la laisser ouverte, sans quoi on risque d'inviter un intrus..."

La voix provenait de l'intérieur du magasin. Des cliquetis grinçants accompagnaient chaque syllabe.

"Des clefs et des serrures, c'est tout ce qu'on aura jamais. Toutes nos amours, nos magouilles et nos honneurs, ce n'est qu'une histoire de pennes et de gâches. Eh bien, je suis cleffeteur. J'ai fourbi des trousseaux plus longtemps qu'une vie, huilé des chaînes à m'en décaper les mains, ouvert les fenêtres interdites, et j'en ai payé le prix. Désormais, j'ai les clefs pour tout : les murs, les mondes, les cœurs et les crânes."

Le serrurier affleurait sur son cocon d'ombre. Son corps plissé de mues dardait d'étiques bras en constant labeur. De petites lunettes de ferraille polie semblaient incrustées dans ses pommettes, sans quoi les yeux disparaîtraient dans les bourrelets faciaux. Victoire brandit sa porte.

L'artisan ébroua son corps de chenille gangrenée. Des dizaines de trousseaux tintèrent dans son tressaillement. Voilà bien la première fois que quelqu'un osait pénétrer dans cet entre-monde mystique simplement pour déverrouiller une bête planche. Toute candide, Victoire attendait que l'expert en ouverture lui fournît un double de sa clé. Entre deux reniflements, le monstrueux serrurier fourragea dans d'infinis tiroirs, d'où il tira une petite clé blanche. La demoiselle s'en empara, tandis que l'autre détroussait les dents à l'idée de l'infernale rétribution qu'il s'apprêtait à réclamer. Mais Victoire de dire poliment :

"Ce sera tout."

Trotta jusqu'à bomport, recadra son huis, puis s'en fut.

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