je lis

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J.12.03.2020 – J.03.09.2020

On m'a souvent dit de lire entre les lignes, pour mieux comprendre, les textes autant que le reste.

Pourtant, j'ai beau plisser les yeux, rien n'y fait, noir sur blanc je ne sais lire que le noir, et encore serait-ce blanc sur noir que je ne saurais lire que le blanc. La chair de la ligne reste illisible. Tout m'est opaque ; les signes ont beau briller que je ne les trouve jamais plus gros qu'eux-mêmes. Leur lumière ne prend pas de place, elle réfléchit seulement de caractère en caractère, rebondit de place en place sans jamais laisser le temps de la creuser. Rien ne se dévoile, et le reste se défile. Quel tournis !

On m'a tant reproché ce manque de profondeur, de finesse et de largeur de vue, elles qui me seraient si capitales pour mes études, que je dois me résoudre à changer mes habitudes simplettes.

À compter de ce jour, je n'écrirai et ne lirai qu'entre les lignes, plus un mot qui vaille pour lui, ne vaudra que son pourtours.

Je fauche un livre – déjà la première lettre m'attire : un beau À bien reluisant. Je dois résister ! Je lui refuse le plaisir de le saisir en plein, et biaise le regard au prix de grands efforts. Je le dilue dans le vide ambiant, l'entre-ligne blanc. Suis-je fou ? J'y mets toute mon âme et pourtant je ne vois toujours rien à lire ! Il me faut quérir plus fin, plus subtil, la bête que je cherche est peut-être microscopique après tout. Je plonge tête la première dans l'interligne, colle l'œil au papier vierge, m'étouffe dans le plus petit détail... et enfin je vois, enfin je lis entre les lignes !

Là, un minuscule caractère grelotte au milieu du désert. Je m'approche encore, discerne la tache infime sur le grain du papier. C'est un vieux défaut d'impression, peut-être même un défaut de fabrication, le premier habitant de la page, son propriétaire légitime expulsé par palimpseste. Sans doute un tronc d'R rongé, oxydé de toute part. Vu d'en haut, le débris ressemble à un enfant prostré sur le côté.

Je me sers de ce point d'ombre comme d'une attache pour réduire encore l'échelle de mon attention. Enfin, j'ai atterri sur les remous cartonnés. De si près, on verrait presque les nœuds du bois où le livre a été tressé, et l'odeur de la forêt se mêle à un goût de teinture chimique. Parvenu aux dimensions du rescapé, je le frictionne et lui demande si tout va bien. Il doit s'amenuiser depuis longtemps, ombragé par l'À qui veille non loin. Je relève l'infimité et lui pose des questions simples. Je ne peux rien en tirer, le pauvre est en état de choc.

Il esquisse des gestes imprécis, hâtifs, il veut me montrer quelque chose mais s'essouffle et lentement se désagrège. Et pourtant je veux le lire, de tout mon cœur je veux le comprendre, mais pas moyen de pénétrer ce morceau d'encre bègue. Impuissant, je le contemple tandis qu'il se brouille, se disloque et se délaie dans le sol. À la fin, il est devenu si vague que je ne peux plus le distinguer de rien, et soudain je suis perdu dans le blanc de la page, incapable de m'accrocher à quoi que ce soit.

Je vois l'accent de l'À qui m'appelle, je m'y soutiens comme à une bouée. On ne dirait pas que c'est une lettre, simplement une grande épave.

Alors je comprends. On ne peut pas lire entre les lignes : on peut lier les lignes entre elles. Quand je lis, je lie, un mot à l'autre, je natte le sens pour mater l'ennui. J'aurais beau essayer de plonger aussi près que possible, n'y aura rien à dire à la forme seule. Le pauvre bout d'R qui a perdu le reste de ses lettres n'a décidément plus rien à déclarer, et quand bien même le verrait-on, qu'il ferait tout pour s'enfuir.

Je reprends tout, repars à la première lettre du texte. À force de joindre les phrases les unes aux autres, je viens enfin à bout de la page. Elle dégouline de fils multicolores. Comment se terminait-elle déjà ? Ah, oui : par un point.

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