je troue

3 minutes de lecture

M.11.03.2020

On m'a souvent reproché la vacuité de mes personnages.

Comme quoi ils manqueraient de ressort, d'intérêt, et que mes textes reposeraient sur quelque chose d'éminemment inhumain, de profondément incompatible à la mise en scène d'autrui. J'éprouverais même une certaine jouissance à saboter d'avance la moindre étincelle de caractère chez mes personnages : ils ne seraient à proprement parler que figures, silhouettes en carton pâte, et à la moindre velléité de devenir vrais, selon l'effet Pinocchio, je les rabaisserais à l'humile condition de corps.

En voilà un, coquille creuse qui compte s'emplir : holà, ho ! Vas-y que je te le chope et t'en fais quelque chose de chiffonné, de déchiqueté, de pulvérisé. Il me défie ? Je l'atomise : non, tu n'es rien.

Enfin, ça, je le lui réserve pour quand je suis en grande forme. La plupart du temps, je préfère la solution la plus simple : le trou. Une fois l'être troué, il ne peut plus se remplir, c'est simple. Alors il se met en colère, il rouspète et entre dans une frénésie insatiable : il agit, il agite, passionné, en tous sens – mais ! que voulez-vous, c'est une outre percée, et dès qu'il s'en rend compte... sa rage fane, il pleure un temps face à l'absurdité de son existence, puis disparaît.

Ainsi la plupart de mes personnages sont criblés de trous, et il suffit d'en creuser un premier quelque part pour que la figure aille se déchirer de partout en tempêtant. Elle ira même blesser ses camarades intacts, les trouer pour qu'eux aussi rentrent en mouvement. De proche en proche, cela fait un foutoir sans nom dans ma tête, aussi je me garde de toucher à rien.

Du moins, voilà comment je me bornerais à agir si je n'étais pas passé sous le gantelet de la critique. Pour sauver mon honneur, je m'en vais vous prouver la fausseté fondamentale de cette rumeur : mesdames et messieurs, devant vos yeux ébaubis je m'apprête en effet à créer de ces personnages pleins et solides comme vous les aimez tant. Ici, plus d'affaissements inopinés, jamais de demi-molles, je veux un sac de ciment sur patte, une figure dense en tout, et profonde, profonde que vous pourriez y planter le doigt, le bras, vous y baigner tout entier qu'enfin vous n'en ressortiriez pas.

Revoilà un autre. Je l'assieds galamment, lui recouds tous ses trous, efface pour ainsi dire toute faiblesse, nie son histoire et sa personnalité. Je le polis parfaite poupée puis sans tarder le plombe. Il faut charpenter les épaules, blinder les os, zinguer l'épiderme, armer la carne et fourbir le cœur – je livre le ciment par les narines, le tasse également avec l'assistance d'un masseur. Je lui donne un nom et des dates et un contexte serré, serré, il n'en dépassera pas un détail, et plus il se durcit moins il peut bouger, et moins j'ai le loisir de le modifier encore. La pâte en devient lourde et résistante, il se plaint "oh, mais je me plaisais comme j'étais, qui es-tu pour me saquer ?", il reste sur sa chaise et siège, maintient et ne veut plus disparaître. Enfin il se mécontente de son humanité : la bouche, les oreilles et l'anus, c'est encore avoir trop de trous. Je les lui comble par pitié, et il n'a plus bougé depuis, ni rien dit. Finalement, ici, c'est moi qui m'en suis allé le premier, pour retourner tranquillement à mes tonneaux crevés et mes urnes en fuite. Quant à l'autre, il se maintient toujours, juste là, à gauche de l'entrée, preuve qu'ici il y a deux ou trois choses qui restent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Damian Mis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0