ils s'empiffrent

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M.10.03.2020

Les philosophes ont une vision trop étroite des choses : ce ne sont pas les sens qui nous bornent, mais plutôt toute la machinerie corporelle à l'oeuvre, prête à se gripper au moindre désagrément. Quelques trifouillages mineurs suffisent à élargir les perceptions à tel point que plus aucun pendard n'ose se plaindre de quoi que ce soit.

C'est pourquoi, au restaurant Bouffet's, la trépanation gastrique est offerte avec le menu du jour. Son patron, monsieur Richard d'Ograilles, a rejoint le cercle des entrepreneurs les plus distingués, en appliquant ce simple concept : dans un monde d'abondance culinaire, plus personne ne mange pour son ventre. Jamais non plus on ne se laisse gargouiller. Non, nous ne mangeons plus guère que pour l'agrément de la bouche. La bouche est bien moins capricieuse que la tuyauterie sur laquelle elle a tendance à déboucher : beaucoup de poisons se libèrent dans l'estomac, l'appendice se gâte, le colon s'enflamme, les tripes s'emmêlent, et l'on doit faire toujours très attention à ce qu'on y fait tremper.

Il s'agirait donc de séparer le système digestif des zones papillées. Les premiers essais sur un rongeur furent rapidement couronnés de succès ; je vous invite de même à reproduire l'expérience chez vous. Affalez un rat sur un siège, la panse bien en vue. Placez un biberon plein de friandises au dessus du museau. Vous verrez le petit s'acharner à satisfaire sa gourmandise ; car il ne boira pas pour combler sa faim, mais simplement par plaisir de le faire. Mais il s'arrêtera forcément, quand vous aurez observé son ventre gonfler jusqu'à satiété.

Prenez un autre rat, dans la même position. Percez sa gorge jusqu'à l'œsophage, et glissez-y un tube souple qui s'étire jusqu'à se déverser à nouveau dans le biberon. Vous verrez le petit manger sans fin, réingurgiter ce qu'il aura déjà mâché sans se rendre compte de rien. Le rat mourra d'épuisement au bout d'un jour ou deux. D'Ograilles poursuivit les tests sur les singes, puis enfin sur quelques misérables grassement payés. Comme il ne pouvait pas décemment les laisser mourir, il leur fit installer une petite vanne à l'endroit du trou, et leur fit offrir un kit d'eat-it-yourself, avec le petit tuyau à placer soi-même sur l'embout. Il ne tarda pas à proposer la nouvelle formule au Bouffet's, où d'incroyables promotions finirent de populariser la technique.

Deux mois plus tard, toutes les bonnes gens de la capitale s'étaient troué la gorge. L'opération était bénigne et quasi indolore, entièrement mécanisée, sous la forme d'une sorte d'agrafeuse anesthésiante. Chacun se plaisait à tuner son clapet, le mariant à diverses parures selon le goût du jour. Des pas de vis permettaient d'intégrer un système d'échafaudages destinés à maintenir les bourrelets du menton, de manière à les lisser sans qu'ils infusent dans la soupe. Le restaurant se scinda en filiales spécialisées, pour s'adapter aux diverses audiences gustatives. Même si elles suivaient toutes la mode "Bouffet's à volonté !", les enseignes satisfaisaient autant les Végétaffet's que les Asiaffet's, les Kebabouffet's, j'en passe. L'original ne servit plus que les clients les plus fortunés, avec une somme astronomique de plats de qualité.

"Plus besoin de respecter les bornes stomacales, ruminez et remâchez votre repas autant de fois qu'il vous plaira, commandez sans faim, repartez sans regrets ! scandait la réclame."

On y pouvait manger ce qu'on ne trouverait nulle part ailleurs, des créations inédites qu'il serait impossible de digérer : les gourmets se satisfirent des salades de champignons toxiques, des animaux non dépecés, des chips de gravier (car on prêtait des dentiers broyeurs en supplément). Nombreux s'y ruinèrent.

Bien sûr, d'Ograilles avait fait breveter la technique, et touchait un pourcentage sur tous les produits dérivés et les plats prêts-à-mâcher.

On se doutait que certains filous alimentaient la contrebande, mais personne ne s'y fiait, depuis cette affaire scabreuse. Une femme avait été retrouvée égorgée dans son appartement, et la presse s'était empressée de colporter qu'elle avait tenté de se greffer un bouffeur de seconde main. Les enquêteurs sur place n'avaient pas voulu révéler la vérité. La valve de son bouffeur était coincée, elle mourait de faim. Pourquoi elle n'est pas allée chercher de l'aide, on ne le saura jamais. Elle s'est arraché la gorge dans son désespoir.

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