Arcimboldo voyage

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Cycle des Syles #1

J.13.2.20

Il y a de ces portes vieilles comme le monde, qu'on enterre quelques siècles avant de redécouvrir fortuitement ces mines de curiosités. Par là, je n'entends pas bien sûr ces portes communes que l'on condamne simplement pour cacher un meurtre ou un passé douloureux, mais de celles que seules des formes de magie très anciennes sont capables de motiver, et qui trouvent justement leur vertu dans leur secret.

Les artistes les plus étranges, ceux qui vous plongent dans des états seconds et vous arrachent à l'ambiante urbanité trouvent sans doute leur inspiration dans de pareils gouffres d'images exotiques : les laideurs moites de Lovecraft, les cruautés froides de Barker, les drôlâtreries cassantes de Swift sont autant de dimensions que je soupçonne de se terrer quelque part outre-mer, même si les fouilles n'ont rien donné encore.

Une des premières grandes découvertes portalières eut lieu en Italie, lorsqu'il fallut détruire un antique monastère, car on ouvrait une dizaine de nouveaux arrondissements pour la capitale, qui avait déjà depuis longtemps grignoté le nord de la péninsule. Là avait péri ce bon vieux peintre Giuseppe Arcimboldo, dont les portraits faits de fruits ont intrigué plus d'une génération.

Par un miracle sans nom, la brigade-express archéologique dépêchée sur place, qui n'aurait dû faire que se présenter au chef de chantier pour signer les papiers d'exploitation, s'est aventurée dans une remise retirée qu'elle a eu la présence d'esprit de vider avant l'arrivée des bulldozers. Les experts cherchaient simplement un coin sympa où déjeuner tranquilles avant de repartir, et ont été intrigués par une nuée de moucherons pullulant depuis une cloison gangrenée de fonges. Ayant abattu la paroi d'un revers de la main, ils découvrirent une flopée de vieux cadres enrobés de linceuls. Des mouches smaragdines nichaient dans les recoins. La réserve secrète du peintre maudit.

Le butin fut rapatrié aux caves du Louvre, où l'on était en train de rassembler tout le patrimoine d'Europe, et ainsi les chercheurs purent l'analyser au terme de quelques semaines. Toutes les toiles avaient pourri, ou s'étaient fait irréparablement ronger par des rats. Mais le dernier des cadres offrait un drôle de tableau : on y voyait un jardin oscillant entre le rouge et le rose pâle. Les plantes y étaient formées d'étranges tiges : elles n'étaient autres qu'une série de phalanges dûment articulées, enrobées de chair, d'où s'étendaient des brindilles de cartilage, des feuilles musculeuses, des fleurs de peau.

D'abord horrifiés par un spectacle d'une telle crudité, ils s'étonnèrent ensuite de l'inconcevable réalisme de l'image, et des motifs révolutionnaires choisis par le peintre. La stupéfaction augmenta encore quand on comprit que le tableau changeait de perspective lorsqu'on le déplaçait, comme une fenêtre sur un autre monde. Le ciel crépitait d'un orange pastel, tendant sur le vert au coucher du soleil.

On interpella quatre hommes de main, qui furent sommés de déplacer le tableau d'un bout à l'autre de la ville-musée. Un cortège de conservateurs hébétés s'amoncelait à sa suite. Bientôt la foule des touristes se greffa aux photographes et aux agents d'entretien, tandis qu'on réquisitionnait une commission scientifique, de sorte que le peuple du Louvre tout entier se pressait à l'encontre de ce spectacle d'un nouveau genre.

Au travers, les forêts de sang s'étendaient sans limite apparente, pointillées de vert par endroits. Des rameaux beigeâtres trempaient dans les rivières. La ligne d'horizon semblait comme une plaie chaude, d'où suintait l'hémorragie de feuillages.

Soudain, les porteurs surpris lâchèrent le cadre : une créature volante s'était échappé du tableau. Elle piaillait en se cognant aux vitraux. Des oiseleurs la piégèrent dans une épuisette. Elle avait des ailes pétales de chou, un bec noisette, une tête cerise. Les chuchotements ne cessaient de fuser. Dans le laboratoire de fortune dressé non loin, une rapide dissection finit d'éblouir les savants : cette chose vivait ! Elle était mue par un organisme complexe aux ressorts nouveaux, aux tuyaux indiscernables.

Le directeur du musée se fraya un passage à travers la foule inquiète, tonitruant de sa grosse voix jusqu'à ce qu'on lui permette l'entrée au laboratoire. Il constata les découvertes. Il frotta ses mains grasses avec un engouement croissant :

"Vous êtes en train de me dire qu'on peut passer de l'autre côté ? Corniauds de bidouille ! Mais qu'est-ce qu'on attend ? Allons-y !"

Tous enfilèrent leur plus sûre combinaison, et se glissèrent avec joie dans le jardin secret d'Arcimboldo.

Ils y virent les arbres massifs au pelage de bœuf, les fourmilières de brins bruns, les buissons d'yeux chafouins, les cerfs aux cornes fleuries, les gazons de laine, les chiens au crâne d'aubergine, les bruyères touffues comme une barbe d'ermite, enfin, les hommes de bois. Giuseppe n'avait jamais fait que peindre ses amis de l'au-delà : de véritables individus tout tressés de plantes, intelligents, doués de parole, qui cultivent la chair pour racler leur pain de viande quotidien, et se gavent de verdure les jours de fête.

Des commerciaux confisquèrent le cadre et l'élargirent pour y faire passer des camions. Le prix de la viande baissa.

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