ils panent

3 minutes de lecture

J.06.02.2020

Les grand philosophes et historiens des siècles passés et futurs (à l'exception du vingtième, où l'on observe une recrudescence tardive de relativistes et autres bouffeurs de galettes de seigle) ont toujours tenté de justifier que le pain, de par chez nous, n'avait pas seulement des intérêts nutritifs, mais qu'il posait aussi les fondations ontologiques de notre culture. Ils l'ont fait de manière plus ou moins convaincante, bien que l'intuition soit avérément juste. Mais ils n'ont jamais atteint le cœur du miracle, ou la mie si j'ose dire, car ils ignoraient un secret capital qu'il m'appartient dorénavant de faire éclater au grand jour.

Une des théories boulangères les plus soutenues a été parfaitement synthétisée par l'éminent penseur du XIXème Friedrich Grözer, dans son inimitable Traité sur le Mouillé qu'on ne laissera décidément pas de citer. Selon lui, le blé est une fécule rétive et peu conciliante, bien éloignée des générosités du maïs, de la timidité de vierge de la pomme de terre, de la prolixité de la banane plantain et – son grand concurrent – des effusions humides du riz. Il nous a fallu le dompter à force de soins, le plier au rythme des jachères et le moudre au creux des mortiers pour en tirer la sève nourricière, cette farine qui a rembourré plus de murs que la chaume. La moisson consacre le calendrier comme une horloge raisonnée, réglée, tandis que d'autres se perdent dans les turpitudes d'une ou deux saisons.

Néanmoins, à dire le vrai, quoique Grözer en impose, sa théorie du pain manque de consistance. Car en réalité, le mystère qu'il ne pouvait pas percer ne repose pas sur le pain, mais sur un pain. Certes aujourd'hui, à l'ère de l'abondance généralisée, un seul pain peut vous sembler bien peu de choses, mais pendant deux mille ans, ça n'a pas compté pour du beurre, pardonnez-moi l'expression. On a longtemps considéré ce pain unique comme un cadeau de Dieu, puisqu'on s'accordait à dire dans les cercles savants que c'était bien celui-ci que Jésus avait séparé lors de la multiplication. Il se peut tout aussi bien qu'il existe depuis plus longtemps, reliquat des démons mésopotamiens, ou du jardin d'Eden.

Pour le décrire très trivialement, nous parlons d'un pain tel qu'on en faisait pour tenir l'année : gros, noir, une boule plate qui sent fort la terre, dont une bouchée suffit pour remplir l'estomac. Seule différence : il est maudit, magique, ou bénit, de sorte qu'à chaque fois qu'il est entaillé, il se reconstitue intégralement. Coupez-le en deux, et il vous en repousse une autre moitié, bonne à nourrir une grande famille sur deux semaines. Là se cache la raison pour laquelle les pestes et les famines ne nous ont jamais achevés au fil des siècles.

Un ordre de chevaliers, rival des templiers trop obsédés par un Graal introuvable, se chargea de la protection de l'artefact, sous les ordres du Vatican. L'ordre fut dissout à la Révolution, et un filou de première s'en est emparé pour ouvrir une boulangerie qui ne vende que des tranches. Je vous passe d'innombrables péripéties, suffit de savoir que ce pain fut au centre de chacune des cabales maçonniques, un sujet d'étude alchimique, une motivation pour toutes les sociétés secrètes et conjurations, et qu'il n'est pas étranger aux aspirations des dirigeants lors des deux guerres mondiales. Ainsi fut forgé le terme 'panique' pour référer à cette pomme de discorde. Après la dernière guerre, le bruit court qu'il a été volé par un Américain, qui l'aurait vendu à un riche philanthrope, qui l'aurait envoyé à Médecins sans Frontières, pour des bonnes œuvres au Mali, où il aurait été perdu puis récupéré par des brigades terroristes, et rapatrié par l'armée française.

Aujourd'hui, il trône à la cantine de l'Elysée, où il est de fort bon goût pour déguster les tartines de caviar. Il n'en sortira probablement jamais, pas plus que nous n'enverrons nos derniers dragons se battre en Syrie, ou que nous procurerons des anneaux de Gygès à nos services secrets.

Ces reliques magiques ont toujours été accaparées par les sphères où prime la discrétion, car moins de gens en soupçonnent l'existence, plus leur utilisation peut être maintenue sous le contrôle d'une caste qui connaît ses intérêts ; et je ne serais point surpris d'apprendre le nombre de bols sans fond que cache le gouvernement chinois. Croyez-m'en si ça vous chante. Mais soyez sûrs que quoi que vous saurez, cela sera toujours une infime parcelle de ce qu'ils voudront bien vous faire entrevoir : à peine quelques miettes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Damian Mis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0