Charles d’Éon brigue

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Cycle d'Éon #1

J.06.02.2020

"Au risque de se perdre en généralités, le bien-être, c'est important. Et mine de rien, c'est quand même important de rappeler que c'est important parce que, de fait, ça l'est, et si l'on l'oublie il y a de forte chance de passer à côté de pas mal de bonheur et, somme toute, c'est dommage. Voilà un propos qui peut paraître assez anodin, mais l'avoir en tête peut même sauver des vies, et pas qu'un peu."

C'est en s'appuyant sur cette opinion très largement partagée que le jeune nénarque Charles d'Éon compta conquérir les cœurs de nos concitoyens lors de la prochaine scrutinerie présidentielle. Et sans mentir, il s'impliqua corps et âme dans cet idéal, qu'il connaissait très bien grâce aux petits soins du personnel de l'Elysée, où il traînait comme conseiller déjà. Ainsi naquit le parti Bien-Être Total en Action, qui bénéficia d'une publicité diablement efficace suite à quelques coups de téléphone dans les milieux milliardo-médiatiques. Grâce à ce bourrage de crâne, en trois mois à peine, d'Éon monta en flèche dans les sondages, jusqu'à être assuré d'être élu à la majorité absolue.

N'entendez pas par là qu'il ait convaincu plus de la moitié des majeurs, ce n'est plus ainsi que fonctionne la démocratie au début du siècle dont je parle : quatre-vingt-dix pour cents des majeurs sont alors considérés comme inactifs, puisque la population est lestée de plusieurs dizaines de millions de vieillards, qui s'accumulent depuis cent ans bientôt. Les plus vieux approchent le tricentenaire. Ils sont conservés dans d'immenses complexes de sous-aménagements, creusés à même les villes, où ils sont maintenus en stase dans des petits bocaux. Pour gagner le droit de rester vivants un an de plus, ils doivent faire usage de leur droit de vote en faveur de ce que le transistor leur propose, à savoir le candidat étatique métalibéraliste classique. Ce n'est pas exactement une règle, mais peu y dérogent, parce qu'il n'est pas dans leur intérêt d'élire un candidat du camp sensiste qui voulût mettre un terme à leur pitoyable délire d'immortalité. Enfin, ils veulent vivre ; ou plutôt ils refusent de mourir ; rien de plus normal que d'accéder à leur requête ; et faire ainsi, c'est satisfaire déjà la plupart de la population.

Or, au moment où les élections en question eurent lieu, les rivalités internes dans le parti en place, le Bonheur Intégral pour Tous, même les Étrangers, si si, étaient telles qu'il ploya sans peine face au dynamisme de d'Éon, qui passa au premier tour avec soixante-dix-neuf pour cent des voix. Les inactifs étant comblés, sûrs de n'être pas débranchés après avoir prouvé une fois de plus leur fidélité aveugle, restait à tenir la promesse du bien-être pour les actifs, surtout ceux de la capitale, qui risquaient de se remettre en grève. Ils manifesteraient dans les Zones de Contestation Aménagée, de grands blocs de béton gris au loin des quartiers d'industrie et de services, et ce serait embêtant, un peu.

Quoi qu'on en dise cependant, il est assez difficile de déployer des milliards pour améliorer la vie de tout un chacun : ce sont des sous dépensés pour rien, c'est-à-dire pour ne rien gagner en retour ; et le bien-être restait un objectif assez peu lucratif, surtout chez les nécessiteux, assez ingrats envers leurs bienfaiteurs.

Charles d'Éon, en bon président, choisit donc d'y aller par étapes : le réaménagement viabilisateur des banlieues et des strates souterraines fut reporté au prochain mandat ; il fallait commencer petit, dans un secteur déjà parfaitement sous contrôle, qu'on puisse facilement tourner en vitrine, de quoi faire saliver les masses, et prôner que les promesses de campagne avaient bel et bien été réalisées. Le patron annonça ses premières grandes réformes bien-étantes. Il partit en tournée triomphale pour annoncer la bonne nouvelle aux principales intéressées : les prisons. Jamais les prisonniers nationaux ne furent si bien traités, ils connurent toutes les cajoleries dont l'Etat est capable. Fini les cellules insalubres où bondent les corps étiques : bonjour l'espace, le lustre et la bonne chère !

Bientôt, chacun assassinait son voisin pour rejoindre ce paradis cloisonné, et l'on se préparait lentement à déménager la moitié du pays en prison, et l'autre au cimetière. Face au scandale, et aux possibles répercussions financières, d'Éon ferma l'accès aux prisons. Cependant, il ne pouvait pas revenir sur l'unique réforme qu'il ait jamais menée à bien, il risquerait d'anéantir le seul exemple de sa bonne volonté. Les prisons resteraient des instituts exemplaires. Mais pour capter le gros du flux criminel, il fallait entreprendre une refonte profonde du système pénal qui menât à une punition discrète et locauste. Après avoir longuement hésité à rétablir la peine de mort, le président opta pour le servage, plus moderne.

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