les petits commerces répliquent

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V.31.01.2020

Au début du siècle, la cabale des petits commerces, au bout de son déclin, sentant son anéantissement inéluctable, organisa une ultime offensive sur la clientèle. Il s'agissait de conquérir des terres en plus des parts de marché. Partant de ce que les vitrines étaient devenues depuis longtemps une stratégie éculée, n'attirant plus personne, on décida de transcender ce modèle.

Entretenir une vitrine, garnir les étals et soigner le seuil a beau représenter un sacré travail, il n'a pas la force persuasive des publicités modernes, parce qu'un piéton doit décider de son chef de s'arrêter devant votre oeuvre. Malheur, les vitrines font face aux trottoirs, couloirs étroits où personne ne stagne par plaisir : on y flâne à contre-cœur, la bourse fermement enfoncée dans la sacoche, prêts à dégager en quelques pas. En outre, ces espaces sont garnis de crottes de chien et autres saletés : cent fois maudits les incivils qui refusent de mettre la main à la pâte ! Une simple crotte rayonne sur dix mètres au moins, étendant son effet de dégoût à l'innocente boutique qui la jouxte. S'en suit la routine de ces vaillants soldats des rez-de-chaussée, qui chaque matin chassent les fientes à grandes volées de seau, lesquelles vont se loger au creux des rigoles. Peut-être est-ce de là qu'est venu le sentiment d'appartenance que les commerçants ont peu à peu couvé pour la parcelle de trottoir adjacente au magasin.

C'est ici aussi que la corporation choisit de frapper : l'opération irait détruire toute menace canine, et plus encore recapter les foules qui sillonnent les rues. Il fallait faire revenir les trotteurs de trottoirs, ressusciter la belle flânerie dispendieuse, draguer les badauds aux bourses pleines, les bonnes dames venues saliver devant leurs regarde-robes, se lamentait le petit tenancier. Plus qu'une seule solution pour regagner leur attention : le rapt des trottoirs, l'enlèvement de tout espace piéton. Les conjurés soulevèrent les fonds, et passèrent les semaines suivantes à ourdir le moindre détail.

La nuit du premier au deux mai, sans prévenir quiconque, ils érigèrent les galeries, sans un bruit, et au matin, tout était prêt. Quel bazar, lorsque les joggeurs matinaux sortirent de leurs appartements surélevés et voulurent rejoindre le parc : tout trottoir avait été réaménagé de fond en comble. De la chaussée, on n'apercevait plus qu'un tissage de tonnelles surchargées d'enseignes, trouées par endroits par des lamelles de plastique qui laissaient entrer les curieux, mais n'autorisaient aucune sortie. Les businessmen pressés s'amoncelaient impuissamment contre les parois. Ainsi, particuliers comme professionnels, vaqueurs tant qu'affairés parcouraient les tunnels saturés d'étiquettes, attendant une issue qui ne venait pas. Les crises de panique furent légions. Les chiens égarés par leurs maîtres n'osaient plus même lever la patte. Et les corporatistes triomphants jouaient des coudes pour s'accaparer ces passants assiégés : déguisés, dansant au rythme des jingles promotionnels lancés pour l'occasion, décapés par les flashs jusqu'à l'euphorie. Quand au lambda, assailli de viennoiseries suintantes de confettis, possédé par les mains des masseuses hâtives d'asperger d'échantillons, séduit par les hologrammes éclatants des vidéoclubs, noyé enfin sous une mer de vêtements d'une douceur infinie, il finissait la journée les bras chargés de produits non désirés, et le porte-monnaie décidément vide, à en cracher des cendres.

Le lendemain, les piétons s'emparèrent de la chaussée pour saboter la conspiration : ils marcheraient au milieu, et les voitures n'auraient qu'à rouler ailleurs, na !

Face aux enjeux urbains, la mairie décréta le mois suivant qu'on construirait de nouvelles routes au dessus des deuxièmes étages des immeubles.

On n'entendit plus jamais parler des petits commerces, et les joggeurs matinaux du troisième étage se firent mettre des portes aux murs.

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