Annette se retourne

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V.31.01.2020

D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, Annette Giroux était la victime d'une drôle de malédiction. Elle n'en parlait pas à grand monde, de peur d'être prise pour une folle. De toute manière, il n'était nul besoin d'en dire un mot : elle exhalait une fébrilité sans pareille, un sursaut continu ponctué de saillies d'agacement ; et elle avait le don de propager son inquiétude à ses voisins. Aussi se détournait-on d'elle tout naturellement, avec une répulsion rarement dissimulée. Quelle enfance ce dût être pour la pauvre petite Annette : impossible, à cet âge comme aux autres, de s'assumer socialement puante.

Elle en avait versé des larmes sur les genoux de sa mère, qui lui caressait les cheveux d'un air résigné, songeant à une bonne qui eût accepté de prendre en charge son repoussoir de fille. Le père se gardait de dépasser son quota de cotoyance de deux heures par jour, au risque de ranimer de vieilles névroses. En effet, eux seuls étaient au courant de la nature du mal de l'enfant ; c'étaient eux aussi qui lui avaient enseigné à n'en jamais dire mot.

Dans le berceau déjà, la Giroux était en prise à d'inlassables retournements, se roulant en tous sens dans ses linges. Plus précisément, on le comprit quand elle put se poser sur son séant, elle alternait tantôt un regard inquiet derrière l'épaule gauche, tantôt derrière l'épaule droite. Même durant son sommeil le tortillement gardait toute sa force. De fait elle ne dormait pas beaucoup, toujours arrachée au rêve par on ne sait quoi de titillant, et les visiteurs du foyer Giroux étreignaient la gamine avec surprise : jamais ils n'avaient vu de bambin plombé de cernes. Les pédiatres s'arrachaient les cheveux sur son cas, et, une fois bien échevelés, transféraient le dossier à un confrère, toujours plus éloigné de la banlieue pavillonnaire de la petite famille. Annette grandissait, et bientôt parlait, et de mieux en mieux : le mystère de son malheur s'effritait un peu plus chaque jour.

Il y avait quelqu'un. Non pas quelque chose, car il avait des doigts, au moins un, un doigt chaud, un gros doigt d'homme, toujours le même, depuis toujours. À tout instant il lui tapotait l'épaule, comme pour l'avertir de sa présence, deux petites tapes toutes douces. Elle se retournait mais ne pouvait pas le voir, et aussitôt il la tapotait à l'épaule opposée. De temps en temps elle croyait sentir son souffle moite contre sa joue, mais comment s'en assurer ? Elle eut beau pester, tempêter, marchander toute son enfance ; il voulait de l'attention. Les somnifères, les sports et les larmes l'aidèrent à survivre le temps d'une piteuse adolescence. Jamais elle ne pouvait se concentrer sur quoi que ce soit, aussi se trouva-t-elle à pleurer en pleine rue le jour où elle fut refusée à l'université.

Ce jour-là, elle croisa un jeunot qui gisait au sol. Il avait la face enflée, perlée d'hématomes sous sa carapace de sparadraps. Un faible râle s'échappait de ses lèvres pétées. Annette se précipita à son secours. Soudain, on entendit comme un chahut, des cris de lutte venus de nulle part, qui s'éloignèrent lentement. Le jeunot entrouvrit ses paupières cramoisies ; il y avait de beaux yeux derrière ses coquards. Toutes les heures, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, un gros poing invisible, un poing d'homme, s'abattait sur son corps mortifié. C'était Jeannot Gémald ; il n'avait pas d'amis. Annette resta longtemps plongée dans son regard. Leurs parasites étaient partis désormais, préférant se battre entre eux. Jamais elle n'avait vu un si bel homme sourire sans dents.

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