Romain cicéronne

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À Christelle

J/28/11/2019

Romain a toujours voulu rencontrer Cicéron, pour de vrai. Pas de chance, il est né pas plus tard qu'à notre siècle, et nous ne sommes pas prêts de transformer les micro-ondes en machines à remonter le temps. Alors, comme tous les frustrés, il a trouvé une solution semi-bancale pour pallier le manque au creux de ses aspirations : les mots. Et pour le coup en voilà de la veine, on en a gardé des mots de Cicéron et tous ses petits copains, dans un langage capricieux que je ne nommerai pas, et que certains prétendent avoir été un jour parlé. S'assommant de bouquins poussiéreux, s'aspergeant de listes indigestes, il connaît bientôt tout un paquet de mots secs et craquelés. Fort heureusement, à son âge, on a de la salive à gaspiller, et Romain passe tout son temps à rhumidifier ces formes lyophilisées par les siècles, jusqu'à en faire son repas quotidien. Il n'en parle pas à grand monde, car ses parents n'y pigent qu'une dalle, et du reste il n'a pas grand monde à qui en parler, mis à part ses parents, alors il n'en parle pas. Il préfère penser, et rêver ce monde brillant d'honneurs en toutes parts, revêtant volontiers la toge d'un Caton ou les armes du César, sans considérer que, peut-être, fût-il né en ce temps, qu'il eût grand'chance de s'incarner dans le corps violenté d'une prostituée vérolée, sous les loques puantes d'un lépreux dégouttant, ou encore sous les coups généreux d'un maître soucieux de la morale et des mœurs des ancêtres. De toute manière, comme il pratique la langue haute et noble des gens de la haute noblesse, le discours pâteux des patriciens, il se sent par là même acquérir une gloire et une importance toutes antiques, bien à même de rayonner deux mille ans encore, au moins.

Alors imaginez la tête de Romain quand on lui apprend qu'il a négligé un moyen sûr et simple de rencontrer véritablement Cicéron, et qu'il aurait pu le faire tout ce temps durant par l'usage si banal de la magie !

Prenant sans tarder rendez-vous avec le nécromancien du quartier qu'il couvre de billets verts, un voyage à Rome est entrepris le soir même. Voici le caveau de Cicéron, qu'on viole sans perdre une minute : ici la crypte à moitié éboulée qu'on déblaie en deux-deux : de là le large tombeau orné de belles épitaphes, aussitôt descellé : le cercueil a déjà disparu, et au fond, un vieillard boude et crachonne. Un empire d'asticots se dispute sa chair depuis des millénaires, sans jamais atteindre la moelle. Romain voit des étoiles pousser sur ses yeux, et prend une lourde inspiration pour déclamer l'obséquieuse louange chargée des plus beaux mots qui fussent, qu'il préparait depuis son enfance. Le mort-vivant cependant rouspète et le coupe dans la première syllabe :

"Allez-vous enfin me ficher la paix, nom de nom ?"

Ceci très oratoirement, avec nombre de postillons et de larves.

"De mon temps, on cassait déjà les pieds aux Grecs, du leur aux Égyptiens, et du leur que sais-je encore : quand donc allez-vous nous laisser dormir ?" Cela très piteusement, avec quelques larmes sèches. Mais Romain ne pouvait pas comprendre, il ne pouvait pas prendre la mesure des tourments de l'éternité, ni se départir d'une inébranlable figure d'autorité en quoi croire. Il fallait que les choses tiennent, durent, valent. Sinon, à quoi bon ?

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