ils s'encrent

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J/28/11/2019

Depuis un temps, les gens se méfient des modes. La dernière en date, de fait, a duré des décennies, et n'a abouti qu'à la déception collective, et à une tragédie.

Au début du siècle, le bruit a couru que la culture littéraire seule saurait rendre la population heureuse. Or, on ne pouvait plus se permettre une acculturation des masses à l'ancienne, sous un flot de cours et livres bon marché : d'abord parce que la pression des lobbys écologistes était bien trop importante pour que les instances politiques osent commander un abattage massif d'arbre protégés ; en outre les professeurs coûtaient bien trop cher pour que l'Etat se permette de rouvrir un système d'éducation obligatoire ; enfin cela faisait bien longtemps que plus personne n'avait ressenti l'envie de lire, du moins pas par plaisir. Pourtant le Bureau des Etudes en Vue de l'Union des Esprits avaient été on ne peut plus clair sur ce point : il fallait littérariser le pays de toute urgence, sinon quoi l'intégrité sociale et politique serait inéluctablement menacée de guerres, crises et autres malheurs communs.

Encore une fois, pour les gouvernants, l'occasion fit le larron : l'invasion problématique de sèches encrières sur la côte Atlantique tomba à pic. On souleva enfin les fonds pour enrayer leur multiplication, et des hordes de pêcheurs (à littérariser en priorité) se chargèrent de vider les eaux de ces parasites d'un nouveau genre (les plus larges sèches étaient en mesure de dévorer les nageurs imprudents en une bouchée ; les autres devaient s'activer à les démembrer au préalable). Puis leur encre noire fut collectée dans de grandes citernes, postées ensuite aux quatre coins du pays, jusqu'aux moindres patelins. Le plan gouvernemental fut bientôt dévoilé par le biais d'une nouvelle loi proclamée par le ministère de la Santé : chaque citoyen serait tenu de prendre une douche d'encre hebdomadaire. Aux pompes de propagande on coupla des sanctions fiscales pour les contrevenants (du reste assez facile à repérer). En quelques semaines à peine, la population entière devint noir charbon. D'une pierre deux coups : plus de bonheur humain, et l'annihilation de toutes les tensions sociales basées sur la couleur de peau (la stigmatisation se reportant sur la taille des pieds et l'émail des dents pour une restructuration profonde de l'organisme national). Les années passant, l'usage de l'encre à laver était aussi inextricablement entré dans les mœurs que le tri sélectif ou le brossage dedans (un brossage de dents plus poussé). L'épuisement des stocks naturels de sèche donna naissance à un secteur économique spécifique, et les ferme à poulpes de traite réduisirent le chômage de manière drastique. Tous se complaisaient dans leur noirceur habituelle, et jamais les Bureaux ne furent plus satisfaits de leurs services.

Tout bascula lorsqu'une journaliste engagée publia l'article désormais historique "Levez l'encre !", dans lequel elle dénonçait les mensonges du ministère : elle avait arrêter de se doucher à l'encre en secret, enfermée chez elle des mois durant, et n'avait contracté aucun des horribles maux que les rapports officiels réservaient aux "clairauds". Elle est morte peu après, en tentant de prouver que la faim était une invention gouvernementale pour contrôler les consommateurs. Depuis, les gens ont cessé de se doucher à l'encre, et continuent de manger, en attendant une meilleure solution pour accéder au bonheur.

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