je pèse

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14/03/19

Dans la rue, j'ai vu un homme assis sur une bouche d'égout. Sans doute il se tenait là depuis des années : sa barbe fusait en de longs éclairs gris et ses vêtements partis en lambeaux avaient été retissés par une colonie d'araignées. Trempé, il frottait mollement ses bras tremblants sur sa peau plissée. Il ne quémandait rien, aussi je lui demandai ce qu'il faisait là :

"Je pèse, a-t-il répondu."

Bien que je fusse pressé, je décidai de m'arrêter un instant aux côtés de ce curieux personnage. D'un geste de la main, il m'invita à marcher sur le trou d'homme voisin, à quelques mètres à peine du sien. Sans hésiter, je m'y plaçai, et aussitôt sentis comme un verrou qui grince à la poitrine. Un sifflement sourd dégorgea du goudron ; un souffle d'angoisse frappa ma glotte. Dans mon soudain affolement, je cherchai désespérément à croiser le regard de l'hurluberlu en tailleur. Celui-ci l'avait planté au sol, la bouche fixée en un rictus absurde. Les secondes s'égrenèrent avec épaisseur avant que de petits tapotements vinssent frotter la plaque sous mes pieds, comme des doigts qui pianotent avec impatience. Puis le silence se fit. La frappe qui suivit dépassa en force tout ce que j'avais pu prévoir ; je fus projeté sur la chaussée. Les genoux endoloris, je refusais de quitter la bouche d'égout des yeux.

Lentement, avec une délicatesse des plus épouvantables, une main livide souleva le cercle d'acier, puis se mit à glisser dans ma direction.

"Pèse ! m'ordonna le pesant barbu."

Une deuxième main diaphane rayonna de la brèche.

"Pèse ! Pèse !"

Dix autres se faufilaient déjà à l'air libre. Sans plus de tergiversation, je sautai de nouveau sur la plaque. La pression retrouvée garrotta efficacement l'armée de bras. Frénétique, sans même me comprendre, j'abattis mes deux poings, trépignai à pieds-joints, jusqu'à ce que la plaque ait scié les membres évadés. Essoufflé, je regardai palpiter ces restes blêmes en pleurant à gros bouillons. L'autre homme était resté dans son hébétement toute la lutte durant. Ne resterais-je pas comme lui, à jamais, si à tout instant comme maintenant je pesais ? Je déshabillai le barbu du regard, et y décelai les dégoûtantes moisissures de l'immobilité. Le dépit me gagna si bien que je me retirai tout à fait de la bouche d'égout, d'où s'échappa sans tarder une indéchiffrable bête : horrible assemblage de masses de corps semblables, je reconnus avec stupeur cent fois, mille fois ma propre face dans ce grylle. Il était le tissu de tous les possibles, qu'on traîne dans les sous-sols comme on l'enferme dans les sous-sois. Bien sûr, je craignais tous ces mois que je n'étais pas mais aurais pu être, mais valait-il la peine de peser sur les brèches par où ils voulaient s'enfuir ? J'étreignis le monstre avec passion, et lui promis de lui rendre visite dans la sous-ville sous peu. Je jetai un dernier coup d'œil sur le barbu qui pesait toujours, puis m'excusai de partir si vite, c'est que j'étais pressé.

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