je me rassasie

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05/03/19

Mais savez-vous seulement comment bien sentir tout cela ? Oh, oui, aujourd'hui, on "goûte", on "savoure", mais laissez-moi vous dire qu'on ne sait pas pour autant comment manger ! Je me souviens d'un séminaire, qui déjà à l'époque ne rassemblait que très peu d'inscrits. Ça n'existe plus de nos jours, eh, les temps ont changé ! On était une cinquantaine ; on voulait apprendre à manger, vraiment, mieux que personne, cumuler tous les savoirs culinaires... le serveur nous a réunis autour d'une table, puis nous a commandé de nous menotter aux chaises, après quoi on ne pourrait plus faire demi-tour. Je me suis embarqué dans l'aventure sans hésiter. Aussitôt, l'éducation gustative commença : nous fûmes couverts d'entrées d'une finesse incomparable, d'un exotisme consommé, néanmoins bourratives à souhait. Repus dès le début du repas, les gourmets tant que les goinfres nous offraient déjà leurs plus beaux bâillements – si seulement nous pouvions nous douter de la suite ! Car il n'y eut ni entracte ni ballade digestive, non, chaque seconde comptait s'il fallait qu'au bout du compte nous ayons réellement touché à tout. Le serveur sautillait de cuisine en cuisine, entassant les assiettes entamées les unes sur les autres, déversant toujours sa gaîté contagieuse. Du côté des séminaristes, le trop-plein commençait à bouillir fort dans les gosiers : à la cinquième entrée, les premiers à rendre les quatre autres marquèrent le coup d'envoi d'une nouvelle phase. D'orgiaque, le repas devint létal : on bouffait à s'en crever la panse. Pour s'éviter d'exploser comme firent les plus faibles, bientôt on mâchonnait quelques conseils aux voisins entre deux bouchées. Fallait tout finir à temps ! Alors on s'empressait, bourrait les abajoues, empoignait la chair à pleines mains, rôt après rot. Certains gâchent leurs banquets à parler d'amour ; nous n'en eûmes pas le loisir. Cuisseaux sur cuissots, nappe dégoulinante de salives et sauces entremêlées, le tout faisait une douce symphonie de crocs et de succions, un bal infernal mené par le serveur extasié. Le dessert approchait déjà lorsque je me sentis craquer : toutes les entrailles s'affaissaient d'un coup. J'avais tant dévoré que le poids des victuailles m'arrachait à mon corps. Je découvris avec une satisfaction orgasmique un monde complètement ingéré, un immense organisme où mille mets filés ensemble exhalaient la saveur de l'univers. J'eus à peine le temps d'entendre le dernier séminariste tendre son plat, toutes dents dehors : "Je reprendrais bien du dessert !", et sombrai dans le coma. Ça, mon ami, ça, c'est manger, pour de vrai, sentir le monde presser sous la dent à chaque bouchée, l'animal revivre au contact des papilles, la plante se faire arbre par la simple... comment ? Oh, non, merci, très peu pour moi, j'en ai eu assez. Et puis, comprenez, je suis au régime.

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