je rampe

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23/01/19

Depuis qu'on a éteint le soleil, les hommes grouillent à tâtons dans la fange. Sans feu ni lieu, je les entends ramper et gémir entre les algues et les morts. Fut un temps où je les imitais. Je passais tout le jour à creuser mon trou, suçant les vers qui me chatouillaient les dessous des ongles pour étancher ma faim. Je mettais parfois la main sur une pièce de tissu mouillé ; je ne pouvais m'empêcher de l'humer pour reprendre un peu du goût du vieux monde. Mais c'était toujours la même odeur de moisi légèrement soufrée qui m'emplissait la narine. Et quand je touchais le fond, grattais à m'en saigner les phalanges contre le granit, je remontais la butte, me raclais le ventre contre une colonie de tessons pointus, et, une fois arrivé en haut, je me tournais au ciel vide en laissant sécher mes croûtes. La pluie, la vase, les sangsues et la peste n'étaient pas pour arranger ça : je dilapidais les heures à cracher des glaires et du sang, vomissant mes tripes entre deux coliques. La fièvre était parfois si cruelle qu'elle m'étendait là, dans une pauvre souche aménagée par les tarets, où je restais à grelotter jusqu'à la fin des grêles printanières. Le contact qui m'a le plus manqué, à vrai dire, c'est celui du dur, du sec. Dans ce monde flasque et moite où l'on bataille avec les rongeurs et les corbeaux, combien de fois ne me serais-je pas amputé, castré, éborgné pour un sol chaud, sablonneux, sans le pâteux du limon.

Je trouvais mes seuls réconforts dans la rencontre occasionnelle d'une femme. J'évitais au mieux les mâles, repérables au ton de leurs grognements. Tous avaient perdu la voix à force d'hurler. Elles, elles étaient plus discrètes, fallait les dénicher comme on pouvait. Il m'arrivait de suivre les traces de fouilles pendant des jours pour en surprendre une endormie – si je ne m'étais pas perdu avant – et avoir doucement raison d'elle. En général, elles manquaient de vivacité dans la fuite, de conviction dans les convulsions répulsives. Je préférais quand elles se débattaient un peu ; les trop dociles étaient souvent déjà mortes et entamées de nids de phasmes et autres boules de larves ; ce qui n'empêchait rien par ailleurs. La gangrène qui lentement faisait son chemin m'a bien vite débarrassé de ce plaisir ; la vérole a dû aussi jouer son petit rôle là-dedans. Chacun ses petits problèmes de chute d'extrémités, faut croire.

C'était pas si mal, en fin de compte. Ayant déjà cédé mes orteils à la lèpre, je m'égrenais si bien que je m'étonne de ne jamais avoir retrouvé le chemin de l'ogre à chez moi. Je suis resté perdu longtemps encore, avant d'être adopté ici. Je m'étais assoupi dans un carré de marais, on m'a ramassé et balancé dans le bunker. Je me suis dit : enfin, de la lumière ! Du dur, du sec, du chaud ! Dommage qu'on ait pris mes membres pour la soupe commune. Au moins, ils ne prennent pas le reste pour l'instant ; ils disent que je suis le plus divertissant de tous leurs hommes-troncs. C'est que j'ai toujours aimé raconter des histoires. Vous savez, j'étais écrivain, avant. Et puis on m'a éteint le soleil.

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