J’aimerais bien qu’ils se décident à partir. Ils n’ont pas vu l’heure ? Je ne suis pas comme ces caricatures de fonctionnaires qui vous plantent devant leur comptoir au beau milieu d’une demande parce que l’heure c’est l’heure, et dont on dit dans cette blague bien connue que le seul objet qui ne risque pas d’être volé dans leur bureau, c’est l’horloge, parce qu’ils ont toujours un œil dessus, surveillant la course des aiguilles et prêts à déguerpir dès que la grande aiguille marque les cinq heures. Mais quand même ! Il y a des limites ! Il est plus de sept heures. Je suis sur le pont depuis neuf heures ce matin.

J’ai à peine eu le temps de manger un sandwich ce midi, assise sur un banc dans le parc à côté du magasin, avec ma cour froufroutante de moineaux à l’affut des moindres miettes échappées de mon jambon-beurre. Heureusement encore qu’il ne pleuvait pas, j’avais vraiment besoin de prendre un peu l’air.

Ça m’a fait du bien, même s’il faisait froid. Les enfants se battaient pour avoir le cheval à bascule, ramassaient des cailloux, couraient dans tous les sens en criant, juste pour le plaisir d’entendre leur voix. Ils tournaient et viraient comme des petites toupies avec leurs joues rougies, engoncés dans leurs doudounes, leur petite frimousse joyeuse émergeant à peine de bonnets enfoncés jusqu’aux oreilles.

Ils m’ont rappelé l’époque où ma fille avait leur âge, insouciante et joueuse. Quand elle riait son sourire mangeait presque tout son visage. J’étais alors l’amour de sa vie, son ancre, son soleil, le déchiffreur suprême de sa carte du monde. Comme eux, elle venait régulièrement s’assurer de ma présence et de mon admiration, se pelotonnait brièvement contre moi, enroulant son petit corps doux et chaud sur mes genoux comme un chaton et, rassurée, repartait de plus belle avec l’énergie infinie des tout petits.

J’ai pris un café à emporter chez Jo et je suis rentrée le boire dans la boutique. Des grappes de passants se pressaient devant la vitrine, tu crois que ça pourrait plaire à ta mère ? Elle aime bien le thé. Oui, peut-être, mais on lui a déjà offert une théière l’année dernière, on va peut-être changer de thème, non ? Ah oui, je me souviens, c’est vrai, la petite théière chinoise en fonte, elle ne s’en est jamais servie, en tout cas je ne l’ai jamais vue l’utiliser ! Alors, peut-être une écharpe en mohair, elles sont belles, qu’est ce que tu en penses ?

Je ne voulais pas laisser Anaïs trop longtemps seule pour gérer l’afflux des clients qui cherchaient des cadeaux de dernière minute. Il y avait bien mon neveu pour aider, mais si je l’avais pris, c’est bien pour faire plaisir à mon frère. Ce n’est pas un rapide. Je l’ai mis aux paquets cadeaux mais c’est une catastrophe, il passe trois heures à envelopper chaque paquet et à la fin, le client se retrouve avec une chose informe, innommable, pleine de bosses et rafistolée tant bien que mal avec des mètres de scotch. Mais, bon, je ne pouvais pas le mettre à la caisse, je passais plus de temps à réparer ses erreurs qu’à renseigner les clients. Quant à s’occuper d’un rayon, ce n’est même pas la peine, il n’y connait rien. Et pour tout dire il s’en fiche. Il est là pour se faire un peu d’argent et payer sa chambre d’étudiant. On lui dit de vendre, il vend. Ce n’est pas plus compliqué que ça.

Ce matin une cliente lui a demandé un whisky irlandais, il lui a présenté d’autorité un Aberlour 18 ans d’âge, parce qu’il ne fait pas la différence entre un écossais et un irlandais, ou peut-être parce que c’était un des plus chers et qu’il voulait faire une belle vente, va savoir. Elle a regardé le prix, elle s’est un peu crispée, a bafouillé en rougissant légèrement un excusez-moi, non je crois que ce n’est pas une bonne idée puis s’est détournée vers les confitures. Pour finir, elle s’est glissée vers la sortie sans rien acheter.