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La bêche s'enfonçait dans le sol brunâtre, le déchirant. La motte collait au métal et plusieurs claquements du bois contre la brouette étaient nécessaires pour l’en dégager. Le geste était répétitif. Le manche usait les mains de Sten : des cloques y germaient. Certaines naissantes, indolores, d’autres, percées, où la moindre friction se traduisait en une sensation de brûlure intense. Le chariot rempli, il cala l’outil puis, les chaussures lourdes de limon, saisit les poignées et s’élança pour l'ascension. La pente à gravir de la carrière s’inclinait toujours plus à mesure où l’on extrayait la matière première.

Heureusement, le ciel était clément et sec. Quant à la pluie, un calvaire. L’humidité provoquait des glissades ou des renversements de charge. Les ornières, tassées par les nombreux passages des récolteurs, remontaient et acheminaient toutes vers un conteneur aménagé sur des roues, près duquel des chevaux broutaient avant de tracter le tout.

— Sten, je t’ai dit d’aller au poste de garde. Tes heures sont finies.

Sur le contre-haut, un homme, au visage patibulaire, le rappela à l’ordre, interrompant sa discussion soutenue avec le peseur.

— Tu as beau me zyeuter comme ça, poursuivit-il, ici, c’est moi, monsieur Lamski, qu’on écoute. Vide-ça et file.

Le regard irrité par la sueur, Sten plaça, aux endroits indiqués sur la balance, la roue et les pieds. Il communiqua le numéro de son cahier une énième fois et en profita pour s’éponger le front avec son t-shirt en patientant le relevé de poids. Le peseur revint de l'étagère sommaire:

— Numéro vingt-six, 18 h 37, quatre-vingt-cinq kilos, annonça-t-il en grattant sur le papier. Vous pouvez vider.

La terre versée, la brouette et la bêche à leur place initiale, Sten se tourna vers le responsable de la balance.

— Mon cahier, s’il-vous-plait.

À peine le bout de ses doigts l’avait-il touché qu’une main imposante s’en saisit.

— J’ai une remarque à mettre. J’irai te l’apporter moi, histoire de bien vérifier si tu es en poste et pour ton dépistage, ricana Lamski en inclinant la tête en direction de la surveillance.

Sten roula des yeux dans un mélange de lassitude et de frustration. Il descendit, rebroussant chemin, sifflant des insultes.

Il atteignit le fond de la carrière, à la pente presque raide, où se trouvait l’échelle pour rejoindre les gardes. Il salua l’armurier, point de passage obligatoire avant la surveillance. Il détailla au vieil homme au sourire partiellement vide la raison pour laquelle il n’était pas en possession de son cahier.

— Sacré Lamski, fit le vieillard, amusé. Il ne sait pas s’en empêcher. C’est bien parce que je connais ton traitement de faveur particulier que je t’armerai. Mais (il leva son index) pas lourdement ! Tu sais bien, les risques…

— Oui, je sais, ne vous en faites pas. Traitement de faveur particulier. Sacré con.

— Les ordres sont les ordres, jeune homme ! Surtout pour un vétéran.

La voix du vieillard s’étouffa dans un conteneur étroit qui jouxtait sa table. Il en sortit avec un poignard, un arc et un carquois.

— Merci.

L’armurier le regarda s’équiper, gravir les échelons, puis reprit son jeu de carte.

— Un peu en retard, piqua amicalement son collègue de la soirée, quand Sten avait posé pied à terre. L’équipe précédente est partie depuis un quart d’heure.

— Désolé. J’ai besoin d’argent, comme tout le monde. Mais bon… Lamski a repris mon cahier.

— Encore ? Et combien ?

— Je ne sais pas. Il me l’apportera après, ici. Mais ce sera surement quatre à cinq cents kilos, facile. Sale crapule… Ça avance bien ici.

Près d’eux s’élevaient des échafaudages, à l’état douteux, cerclant une tour en construction. La base était presque terminée, ce n’était plus qu’une question de détails. Trois mètres plus haut, il n’y avait que l’ossature, composée de poutres et de rondins de bois. Les unes à l’horizontale, les autres pointant le ciel. À cette heure, cinq ouvriers se répartissaient sur les étages, en fonction de la mission qui leur avait été attribuée. Assembler le bois, bâtir le mur avec des briques de terre ou répartir d’enduit ce dernier.

— Oui, je trouve aussi, répondit son collègue. Et c’est tant mieux. Il parait que l’une des équipes du matin aurait aperçu une créature étrange qui se baladait vers l’ouest (il pointa son doigt dans la direction).

— Une créature… tu es vraiment naïf. Ils boivent trop de gnôle. Ça fait bientôt un an que je fais de la surveillance, et je n’ai jamais rien vu de pareille bestiole.

Son coéquipier prit son arc et joua avec, tirant sur la corde, un œil clos :

— Qu’elles viennent, ces bestioles. Une tête suspecte qui dépasse et (il lâcha la corde dans un bruit de résonance) ce sera une flèche, là, au milieu de son front.

— Hey ! le sniper, fit le charpentier au sommet de la construction. Remplis l’ascenseur avec les rondins au lieu de raconter tes conneries.

Au loin, le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Grignoté par la cime des arbres ou par des bâtiments abandonnés, l’astre répandait, sur son immense tableau, un mélange d’orange et de violet. Sten songeait à ce qu’avait dit l’autre garde, assoupi. Une créature aperçue ? Au terril Sept ? Était-ce possible qu’une autre vie ait émergé ?

Des commerçants itinérants avaient emmené avec eux de leurs voyages, en plus de leurs ballotins de marchandises et de produits divers, une rumeur. Une rumeur selon laquelle des apparitions fantomatiques aux abords de leur zone de contrôle auraient été signalées et rapportées par la garde des terrils avoisinants.

C’était peut-être bien plus qu’un on-dit : les autorités locales avaient décidé d’ériger des miradors à des endroits dits stratégiques pour prévenir d’un mal qui planerait sur la plénitude du terril Sept. D’ailleurs, la demande en briques de terre avait explosé, offrant de l’emploi.

Le salaire se basait sur le poids de limon total extrait sur la journée. Sten avait opté pour ce boulot. Avec des aptitudes physiques remarquables, il était un des meilleurs récolteurs malgré un corps en discorde avec cette vigueur. De taille et de corpulence moyenne, il égalait des hommes à la carrure comparable à celle d’un ours. En fin de semaine, il empochait l’épaisse enveloppe qui l’encourageait tant à poursuivre.

Lamski, en tant que chef, supervisait : il vérifiait les cahiers, validait les dépistages notés, consultait le peseur pour le total du jour, le comparait à la demande, et, quand l’envie lui prenait, piochait des centaines de kilos en griffant des remarques. Ainsi, ce qu’il soustrayait lui était attribué. Les ouvriers avaient organisé une grève. En réponse, les supérieurs avaient coupé les salaires et menaçaient d’embaucher les immigrants venant des autres terrils. Sten avait voulu s’en prendre personnellement au chef, et fut sanctionné. Ses horaires de récolte réduits tout autant que son enveloppe, il endossait une autre veste, celle de surveillant, là où la paie était moins alléchante.

— Quelqu’un peut me remplir l’ascenseur ? demanda le charpentier. C’est la dernière, après je t’emmerde plus.

Sten se leva et acquiesça :

— La dernière et parce que tu es le dernier !

— Il sait pas se taire, celui-là? marmonna l’autre garde.

Le tas de rondin était rangé au bas de la tour, à côté de l’ascenseur bricolé avec une planche de bois attachée à une corde sur une poulie. L'assembleur, seul désormais, le scrutait les disposer du haut de son perchoir. Sten sentit le sang lui monter à la tête quand il repéra le chef claudiquant en contre-bas, plongeant vers le fond de la carrière, vers l'échelle. Il n'entendait que le son du vent chantant à travers les trous de la bâtisse. La visite promise allait enfin avoir lieu. Quelle surprise lui réservait cette saloperie de chef ? Combien de kilos s'accaparait-il sur son dos ? Quelle était la remarque griffée, de son écriture illisible et hésitante ? Toute la complexité avec cet homme résidait dans le fait de garder son calme. Il savait comment perturber et manier les gens.

— Mais qu'est-ce que tu fais? Tout va tomber en montant ! Fais ça convenable au moins.

Les paroles du menuisier coupa son élan de penser. Sten lui jeta un regard désapprobateur. Le vent s'était tu et les poils de sa nuque se hérissèrent. Un long râle étranglé avait comme léché l'arrière de son cou pour se loger dans ses oreilles.

— Pu-tain... articula péniblement son collègue.

D'un bond, Sten fit volteface. Ses yeux s'écarquillèrent, et leur pupille se dilata instantanément. Son coeur s'enfonça dans ses poumons, et ses poumons se cripèrent. À contre-jour, une créature sombre se dressait devant son collègue. Sa taille équivalait au mur enduit de la tour. Elle émettait d'éternels et glaçants bruits gutturaux, se glissant sur une énorme langue - si on pouvait appeler cela une langue-, pendante et paraissait indépendante à son hôte. La bête inclina soudainement la tête sur le côté. Elle entama une démarche lente et menaçante. Sten comprit. Ses jambes refusaient d'obéir, que du contraire, elles flageolaient, se liquifiaient. Il savait. L'autre garde se détourna et presqu'à quatres pattes, détalla le pantalon mouillé à l'entrejambe. C'était sûr. Il ne put le distinguer, mais sentir le regard de la créature sur lui fit remonter ses entrailles à sa gorge. C'était sa proie. Arrivée à sa portée, elle leva le bras subitement, puis il fut projeté. Un craquement effroyable, puis un poids lourd heurtant le sol. Un hurlement glauque qui s'ensuivit. Si puissant qu'il était palpable. Sten se redressa. La créature jonchait le sol, se crispant en de violents spasmes, la tête transpercée par un rondin. Lamski se tenait sur son poitrail, haletant.

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