4.

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Sous le bouton de sonnette, dont l'ivoire froid faisait un paillasson à son doigt moite, elle lut son nom. Les lettres dansèrent devant ses yeux, assassines. Elles la hantaient, depuis plusieurs mois maintenant. Les images passèrent devant ses yeux, tendres et pourtant, elle les chassa. A son insu, Angèle avait sonné le glas de ses songeries, en faisant retentir le bruit strident de la sonnette. La porte possèdait toujours ce beau rouge vernis, et ses souliers s'enfoncaient dans le moelleux tapis de porte, qui titrait : "Welcome home" dans une prétentieuse police toute de pleins et de déliés.

Des pas retentirent de l'autre côté du battant, et dans l'obscurité du couloir, des ombres strièrent le rai de lumière. La porte s'ouvrit. Il se découpa dans la clarté aveuglante de l'appartement, sa silhouette élancée sculptée par le contre-jour. Elle ne voyait pas bien, mais sentit sur sa peau éléctrifiée le parcours de ses yeux. Elle aurait presque perçu l'expression qui prit possession de son visage quand il la reconnut.

  • Qu'est-ce que tu fais là ?

La voix était dure, froide, et contenait cette note inflexible qui seyait si mal à son visage d'éphèbe.

  • Je devais te parler... Arthur, laisse-moi entrer. Il fait froid sur le palier.

Angèle fut surprise du ton suppliant de sa propre voix. Elle fit un pas dans le jour de la pièce, et comme une bouffée de parfum enivrante, affronta de plein fouet le spectacle d'Arthur, en retenant son souffle. Dans son pull gris en cachemire et son jean d'un bleu profond, les pieds nus, la barbe de quelques jours mangeant nonchalamment son visage, il était tout simplement étourdissant. Il s'écarta, juste assez pour qu'elle puisse passer entre lui et le huis de la porte. Son corps tressaillit, mis en danger par une telle proximité, alors qu'elle se glissait dans la pièce.

Délicatement, elle déposa son sac sur un des canapés, retira sa veste qu'elle accrocha à une des patères du porte-manteau, comme elle avait l'habitude de le faire. Elle se tourna ensuite vers lui. Au milieu de la pièce, non loin de la porte fermée comme s'il cherchait à l'empêcher de fuir, il la toisait de sa hauteur, les bras croisés sur son torse.

  • Je croyais avoir été clair, Angèle.
  • Tu ne m'as laissé aucune chance de t'expliquer ! De te parler, de ... de te prouver mon amour.
  • Cela ne m'intéresse plus.

Son visage était d'une froideur glaçante. Sa bouche, douce quand elle s'égayait d'un sourire, demeurait étirée en une fine ligne, traçant un trait sur les espoirs d'Angèle.

  • C'était une erreur, je te l'ai dit pourtant...

Elle ne réalisa pas que sa voix tremblait encore. Elle s'approcha, posant une main sur son bras. Il se retira brusquement.

  • On m'avait bien dit de ne pas fréquenter une fille comme toi.
  • Comment peux-tu dire une chose pareille ?
  • Pourquoi insistes-tu ainsi ? Ne te rends-tu pas compte de l'humiliation inutile que tu t'infliges, et de mon ennui profond à te voir geindre ainsi, jusque chez moi ?

Les mots la giflèrent plus sûrement qu'un geste. Il n'en avait d'ailleurs pas esquissé un, et se contentait de la mépriser du regard. Remontèrent à la surface tous les moments où elle s'était sentie insuffisante à son bras : dans sa famille, au milieu de ses amis, même dans son lit, quand il adressait à son soutien-gorge et sa culotte dépareillés un regard plein de pitié.

  • Arthur... Je ne veux pas élever cet enfant seule. Je n'en suis pas capable... Ne veux-tu pas la voir, au moins ? La tenir dans tes bras ? Elle te ressemble, tu sais...

Il détourna le regard, et leva les yeux au ciel, plus ennuyé que troublé.

  • Rentre chez toi, Angèle. Et ne me parle plus de ta bâtarde.

Il murmura, s'éloignant vers le bar, où il se servit un verre.

  • Qui me dit qu'elle est de moi, d'ailleurs ? Rien du tout.

Le coup fut brutal, et lentement, Angèle glissa à genoux. Ses mains retombèrent sur ses cuisses, mollement.

  • Laisse-moi au moins la chercher... Elle est en bas.
  • Quoi ? Tu as laissé ta gamine dans la voiture, comme un chien ?

Il rit, brusquement, d'un rire grave et dur, dont elle percevait pourtant toute la séduction.

  • Tu es décidément une mère abominable, ajouta-t-il d'une voix grinçante.
  • Arthur... Ne... dis... pas des choses pareilles, sanglota-t-elle, pitoyablement.

Il ne se retourna plus. Rien n'y fit : elle eut beau nouer ses bras autour de sa taille, mouiller de ses larmes son dos large. Il ne dit rien.

Alors elle partit, récupéra ses affaires, referma derrière elle la porte rouge sur l'appartement où ils avaient vécu tous les deux pendant près d'un an, avant leurs fiançailles. Elle descendit la cage d'escalier, tanguant comme un bateau ivre. Elle s'échoua sur la porte de son auto, se cramponnant à la poignée. Elle mit un temps certain avant de réaliser que des cris stridents s'échappaient de la voiture close, et qu'autour d'elle, quelques passants s'étaient rapprochés, la criblant de regards réprobateurs.

Les murmures lui parvinrent, vagues lancinantes s'échouant contre sa conscience.

"Elle a laissé son enfant dans la voiture ?" "Mais ce n'est qu'un bébé..." "Comment peut-elle faire une chose pareille ?" "Mauvaise mère..." "Vraiment, certains ne devraient pas avoir le droit d'élever un enfant." "Doit-on appeler la police ?" "Elle est sans doute ivre..."

Angèle grimpa dans la voiture et mit le contact, le regard brouillé par ses larmes. Elle quitta la place où elle était garée : les cris de sa fille couvrirent presque les crissements des pneus. Pourtant, dans sa tête, les voix la trouvaient encore : la sienne d'abord, puis les leurs. "Mère abominable", "Mauvaise mère"... Peut-être avaient-ils raison.

Roulant vite hors de Paris, indifférente aux récriminations des piétons et des autres conducteurs, elle s'efforçait de mettre le plus de distance possible entre elle et ces inconnus, elle et cette ville, elle et cet homme.

Trois heures plus tard, quand elle se gara dans la cour et qu'elle sortit en direction de la maison, la porte s'ouvrit sur le visage de sa mère, les sourcils froncés, toute son inquiétude gravée en filigrane sur son visage. Elle n'en ouvrit pas moins les bras, et les fit entrer en silence. Angèle garda sa fille longtemps serrée contre elle, dans son lit, cette nuit-là : une fois nourrie, elle s'était endormie en un instant, paisible. Au moins, se dit-elle en fermant les yeux, elle lui avait épargné la scène douloureuse avec son père. Elle était trop petite pour se rendre compte de ce qui s'était passé. Un bébé n'avait besoin que de sa mère : et elle n'aurait qu'elle.

Demain serait un autre jour.

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