8.

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La soirée avait été bien arrosée, et la Mertingelle s'était éloignée du cercle de lumière sur la plage. Ses pas l'avaient menée instinctivement vers le grand champ noirâtre et calme de la mer toute proche. Elle avait réalisé trop tardivement que ses sandales à talons prenaient l'eau, léchées par de petites vaguelettes timides. La nuit était tiède, plus tiède que l'eau, mais elle n'y prêta attention que pour jurer :

  • Maudite mer de merde... On peut pas se ... promener tranquille, bordel !

Elle se retourna pour réaliser qu'elle avait marché plus qu'elle ne le pensait. Des voix résonnaient au loin, se répercutant sur les dunes de sable. Surplombant la plage, les fenêtres éclairées de quelques maisons cossues morcelaient l'obscurité de petites mares chaleureuses et claires. La Mertingelle tangua de l'une à l'autre, chantonnant à voix basse une ritournelle familière, au sujet d'une fontaine, et d'une gourde qui se faisait voler ses sabots...

  • Mais non... Ils s'moquent de ses sabots. Ces cons ! Tous des cons !

Un rot particulièrement bruyant lui échappa. Non loin d'elle, les herbes hautes qui poussaient contre vents et marées par petites touffes drues sur le sable, bruissèrent de façon suspecte.

  • Qui va là ? Les mains en l'air ! - Un petit hoquet - Je suis armée !

Elle éclata de rire, toute seule, et glissa, tombant sur ses fesses. Lentement, elle pivota pour faire face à l'océan, tournant le dos à tout le reste. Là-bas, au bord de l'eau, la lune peignait le sable clair de ses rayons, le faisant paraître presque blanc. A l'opposé, la mer était d'un noir d'ébène, lugubre. La Mertingelle lui connaissait bien des visages : celui sautillant et rieur des jours d'été ; celui, plus froid et indifférent de la morte saison, ou encore cet autre tumultueux d'orage, où les vagues se donnaient de l'importance, toute moutonnantes à leur sommet. Mais elle ne se souvenait pas d'avoir trouvé à la mer un air si morbide : ce calme glacial et obscur la traitait comme une étrangère, et un frisson s'insinua jusqu'à son âme, s'y nichant tranquillement.

Elle retira de son visage le sourire joyeux qu'on lui connaissait, et plongea son regard clair dans l'étendue noire.

  • Le jour de ma mort, je veux revoir ce visage. Ce n'sera pas le moment de sautiller partout, ou de découvrir des nids de couteaux, des moules et des rochers confortables.

Elle fit une petite pause, agitant un doigt passablement enivré.

  • Je te veux terrible et amère, la mer. Juste comme ça.

Le silence s'installa, caressé par les murmures de l'eau. Mais même ce doux bruit avait quelque chose de glaçant. La Mertingelle ne savait pas pourquoi elle pensait à la mort à cet instant. Elle allait rejoindre ses amis et Jacques, qui devait la chercher partout. Elle se releva, époussetant les grains de sable et ses pensées sombres. Qui avait le temps de penser à la mort, surtout par une si belle nuit, qui plus est à son âge ?

Elle rejoignit la chaleur du feu et s'installa près de Jacques. Le pauvre vieux avait l'air particulièrement mal à l'aise, entouré par ses amis plus qu'à moitié ivres et planant bien plus haut qu'avant son départ, dans son petit costume beige, calé sous sa calvitie et dans ses sempiternelles chaussures bateau. La Mertingelle posa sa tête sur son épaule, lui adressant un sourire cajôleur. Il se garda de tout reproche, préserva les apparences un temps encore, puis se redressa et l'entraîna vers sa voiture. Elle s'efforça de saluer ceux qui affleuraient encore à la surface de leur conscience.

Alors qu'elle se calait sur le siège avant, les cuisses massées par le cuir, son regard se perdit bien au-delà du pare-brise, et même des deux faisceaux lumineux balayant le paysage.

Pourquoi avait-elle insisté pour aller à cette soirée ? Sans doute parce que sortir, voir du monde était son divertissement : hors de sa vie, loin de sa mère ivre sur le canapé, ailleurs qu'avec Jacques, aussi.

Pourquoi Jacques ? C'était une bonne question. Il y avait en lui quelque chose de rassurant, de certain, de solide. Et il lui était totalement dévoué, au point de subir une nuit sur la plage au milieu de parfaits étrangers noyés dans leur bouteille, alors qu'elle-même vagabondait plus loin.

Pourquoi ses amis n'aimaient-ils jamais les hommes qu'elle fréquentait ? Peut-être était-ce parce qu'ils n'étaient pas ses amis. Ils l'avaient été, dix ans plus tôt, indéniablement. Depuis le collège, et même avant pour certains. Et quand elle était rentrée de Paris quelques mois auparavant, désoeuvrée et esseulée, les retrouver, retisser le lien où elle l'avait sectionné lui avait paru une bonne idée. Elle était de retour chez elle, et ils étaient les ancres de sa vie passée.

Sur sa gauche, par delà le profil de Jacques, s'étendait la mer, toujours aussi sombre et hostile. Elle avait raison, avec ses grands airs : on ne mélangeait pas présent et passé pour en faire sortir quelque chose de neuf, pas plus qu'on ne ressuscitait de bons souvenirs dans un verre de rhum. L'avenir n'avait pas besoin de ce genre de sorcellerie de bas étage. L'avenir était ailleurs.

Et alors qu'elle s'apprêtait à passer à quelque chose de moins morose, elle l'entendit. Elle la vit flotter plus loin, sur la route ; elle en goûta l'amertume sur son palais ; son parfum emplit ses narines, entêtant et lourd ; il lui sembla presque la toucher, du bout de son doigt. Une pensée insidieuse, en embuscade dans un coin de son esprit.

"Mais quel avenir ?"

Une main glissa sur sa cuisse pour la ramener à la réalité. Elle y était déjà : ensablée, envasée jusqu'au cou.

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