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Marthe et Henri s'étaient mariés le 12 avril 1936, à l'église Saint Samson de Plumetot. Cela avait été le souhait de Marthe, qui était tombée amoureuse de la petite église dès qu'elle l'avait vue : ses vitraux simples, mais lumineux, ses hautes voûtes et ses délicates statues. La jeune femme aimait les églises, et celle-ci lui semblait une maison que Dieu aurait choisi de bon coeur. Henri avait pris sa défense, quand on avait reproché au jeune couple de briser les traditions qui veulent que le mariage ait lieu dans la commune de naissance de la mariée. Sa fiancée, dont il était lui aussi divinement amoureux, se devait d'être exaucée ; Dieu ne prendrait sans doute pas ombrage d'une si petite transgression. Au petit matin, ses soeurs armées de corbeilles avaient paré les bancs de chêne des premières floraisons printanières, le tout agrémenté de rubans, afin de Lui être agréable.

Malgré les prévisions pessimistes des commères locales, le temps, au petit matin, s'était révélé clément. L'air était frais, certes, mais le soleil pointait le bout de son nez, audacieux pour cette saison, en Normandie.

A Cresserons, dans la maison familiale des Hamel, Marthe se préparait, assaillie d'une horde de voisines et de parentes, débordant de sagesse matrimoniale d'un autre âge et de conseils bienpensants.

  • La pauvre enfant, sans mère pour lui expliquer les choses de la vie ! déplorait l'une, pleine de commisération.
  • Il fallait bien lui coudre un trousseau, à cette pauvre petite, renchérissait la voisine.
  • Regardez-moi comme elle est fluette ! Ce n'sont pas des hanches pour mettre au monde un enfant, mais pour poser dans les magazines ! commentait la troisième, éblouie par son propre trait d'esprit.
  • Il faudra nous laisser t'aider à organiser la maison. Tu sais comment sont les hommes, quand ils vivent seuls. Et elles toutes d'échanger un regard entendu.

Mais Marthe avait 21 ans, et dans la grande glace à pied qui lui faisait face, sa silhouette magnifiée par la gaine tout nouvellement commandée par courrier, n'avait guère d'attention à dépenser pour ces rombières.

Le bourg de Cresserons bruissait tout entier du mariage de la fille unique du docteur Pierre Hamel, avec le fils Gosselin, héritier du plus beau domaine agricole des environs, et dont les ancêtres avaient presque fondé le village de Plumetot, selon les dires des locaux.

Cet évènement mondain avait fait s'activer les couturières de chaque demeure, s'ouvrir les bourses tenues les plus serrées pour quelques commandes dans les catalogues, épuiser les langues les plus acharnées en suppositions sur le menu du buffet, l'orchestre invité à l'évènement, et la somme totale dépensée par Madame Hamel, l'extravagante femme de M. le Docteur : il se disait qu'elle avait laissé une liste d'instructions à son époux, avant de mourir, sur la façon d'organiser les noces de leur fille - et ce n'était pas là la seule fantaisie dont l'on se remémorait dans les environs.

Quand Pierre Hamel, né à Anguerny, était revenu de Paris, une fois ses études terminées, pour reprendre le cabinet du défunt docteur Dubois, on avait jasé. Qu'aimait-on faire, à Cresserons, si ce n'était guetter, dévisager, s'enquérir, en prévision de luxuriants commérages à venir, dans la cuisine d'un des membres de la vieille garde du bourg ? Qu'avait-on à faire de plus exaltant, telle serait plutôt la question à poser.

Aussi, quand le fringant jeune homme avait installé sa jeune épousée dans le village, et que celle-ci avait, sans cligner des yeux, employé presque tous les artisans locaux pour changer la décoration de la demeure, qu'elle jugeait "dépassée", le tout perchée sur des talons vertigineux, et avec une autorité quasi-prussienne, certaines avaient attrapé des crampes aux zygomatiques. Même les hommes s'en étaient mêlés, renfrognés à l'idée d'être dirigés par un gendarme en jupons venu de la capitale, qui ne savait rien des usages vernaculaires et s'exprimait comme une "fichue bourgeoise".

Quand Thérèse était morte, alors que Marthe n'avait que dix ans, les voisins avaient toutefois paré leur visage de leur plus convaincant masque d'hypocrisie, pour aller offrir leurs condoléances et leur aide au "pauvre docteur Pierre", livré à lui-même dans ce monde cruel avec une enfant à élever. On s'était ensuite empressé d'envahir le domicile des deux orphelins d'épouse et de mère, pour dispenser conseils, réorganiser le cellier et les placards à torchons, parce que c'était là ce dont les deux malheureux avaient le plus besoin.

Pierre et Marthe avaient pourtant réussi à survivre tous les deux, et c'est Marthe qui avait pris son père par la main, et les rênes de la maison, avec plus d'autorité qu'on aurait pu en soupçonner chez ce petit bout de femme. Son bon sens, son manifeste amour de la vie à la campagne, des animaux et sa gentillesse avaient réconcilié les autochtones avec la famille Hamel, et elle était si appréciée par celles qui avaient jalousé et méprisé sa mère, que certaines des langues les plus vipérines se surprenaient à parler avec affection de "la pauvre Madame Hamel", quand elles l'avaient ensevelie sous les noms d'oiseau du temps de son vivant.

C'est donc tout naturellement que l'arrière-garde de Cresserons, dans ses habits les mieux blanchis, leur mari sous le bras, avait suivi le cortège nuptial en direction de la petite église de Plumetot. Afin de ne froisser personne, et surtout pas Dieu - ou plutôt les ardentes dames patronnesses qui savaient tout de Sa volonté - le curé de Cresserons officierait de concert avec celui de Plumetot, pour rassembler les deux communautés dans l'harmonie et l'amour.

La cérémonie fut à la fois simple et belle : le plus émouvant était assurément Henri. Sur son visage aux traits un peu lourds, se lisait une reconnaissance quasi-mystique, quand il posait le regard sur sa promise. Il faut dire que Marthe, de blanc vêtue, avait tout de l'ange. Sa robe, ornée de dentelle d'Alençon, était une petite merveille, qui avait appartenu à sa mère, et la jeune femme rayonnait de fierté et de bonheur.

Le bon docteur, lui, semblait marcher vers ses propres funérailles. Le teint un peu gris, les épaules plus voûtées que la veille, il était en deuil : de Thérèse, partie pour toujours, et pourtant douloureusement présente ce jour, près de lui, mais aussi de sa fille, bientôt perdue pour lui. Alors qu'il relevait délicatement le linceul de son voile, il baisa son front avec une tendre ferveur. Marthe sécha une larme sur sa joue, une autre sur la joue de son père et lui sourit : un lien existait entre eux, plus puissant que bien d'autres. C'était le lien de ceux qui avaient affronté la perte ensemble, et qui lui avaient survécu.

La fête ne déçut personne, car ses fastes avaient été conçus par la défunte Thérèse pour éblouir et pour rappeler depuis le tombeau, que toute parisienne qu'elle fût, elle avait aimé sa vie à Cresserons, et en avait savouré tous les charmes, toutes les beautés : toute la grandiose simplicité d'une vie de famille heureuse, aussi courte qu'elle ait pu être.

Marthe et Henri connurent leur lot de joies, grandes et petites, et de peines aussi : la vie à la ferme comblait la jeune femme, car elle en aimait l'authenticité. Tenir sa maison faisait partie des plaisirs simples qu'elle cultivait : elle n'avait pas non plus abandonné son père, et lui rendait visite plusieurs fois par semaine, afin de s'assurer qu'il mange à sa faim et se rase avant de se présenter chez ses patients. Elle passait même saluer ses anciennes voisines, supportant stoïquement leurs questions sur l'enfant à venir, la santé des vaches, ainsi que leurs prévisions météorologiques.

Le soir, Henri et elle se retrouvaient, partageant leur journée : son mari, malgré ses dehors rustiques, était un homme intelligent, qui avait appris à aimer lire alors qu'on l'exhortait à apprendre les comptes. Il faisait la lecture à Marthe près de la cheminée, alors que celle-ci tricotait toujours plus de petits chaussons de laine, et tous deux priaient pour que leur ventre soit fécond, enfin.

Quand Angèle naquit, près de cinq longues années après leur mariage, Henri courut à la petite église de Plumetot, et alluma autant de cierges qu'il en restait, pour remercier Dieu et Marie d'avoir enfin répondu.

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