Derrière la vitre

3 minutes de lecture

Rêve de Joy

Derrière la vitre de la verrière, la nuit décline lentement, se décolore, vire au gris que, bientôt, un bleu pâle remplacera de son à peine insistance. Joy s’éveille dans ce flux si peu perceptible. Elle s’étire doucement, laisse pénétrer en elle les effluves légers du jour. C’est toujours un grand bonheur que de se sentir exister en marge de soi, appelé par cette vie qui bat alentour et demande à être fêtée. Joy fait une rapide toilette puis s’installe près de la fenêtre, croque une pomme. Depuis des jours déjà, c’est son poste d’observation. Elle est à distance du monde qui ne la requiert qu’à la marge, dans cette zone d’indistinction où le regard s’éveille lentement à ce qui n’est pas lui. Le temps est clair, lumineux, parfois traversé par les nuages, le vent, animé des giboulées de Mars. Tout est conforme à ce qui doit advenir dans une exacte logique. Rien ne semble différer de soi. Les arbres sont les arbres, le canal est le canal, l’existence cette longue parenthèse entre la naissance et la mort. Tout est si naturel et l’on se sent si proche des choses, sa propre peau tout contre le tissu de l’exister. Il suffit de se laisser aller, de ne nullement résister aux phénomènes, de les endosser avec sérénité. Joy est Joy jusqu’à la pointe extrême de son être.

En elle, la plénitude, l’excès de sens, la complétude pareilles à une ruche bourdonnant d’un clair pollen. La Jeune Femme est-elle étonnée de ceci ? Non, pour la raison que ce qui est en elle est son entière possession, que rien ne l’exile hors de soi, que nul écart ne peut l’atteindre qui la ferait douter de qui elle est dans ce présent dont elle assume la totalité du réel avec confiance. Un genre de douce fatalité empreinte cependant de la liberté d’une conscience ouverte à l’infinie variété des choses. Joy flotte longuement en soi, elle médite des pensées belles et entières que ne vient tronquer ni la lame d’un souci, ni l’ombre d’une peur. Joy est dans cette manière de cocon douillet, placée à la juste place lumineuse d’une conscience affermie en soi, autarcique, indivisible, indissoluble. C’est la première fois depuis bien longtemps que ce sentiment extatique s’empare d’elle et la porte au seuil d’un possible Eden.

Joy allume une cigarette, aspire la fumée, la rejette en deux longs fuseaux qui coulent de ses narines. Un nuage envahit la plaine de la verrière, y dessine des moirures, des zones aquatiques, y trace de brefs arcs-en-ciel. En bas, sur le quai, elle perçoit des formes étranges, des formes humaines-inhumaines. Etiques effigies dressées contre le ciel d’étain et de plomb. Immobiles, comme Eternelles. Ce sont des momies, d’anciens Subversifs qui ont bravé les interdits pour gagner un peu d’éternité sur terre, happer quelques miettes de bonheur, saisir d’ultimes provendes que leurs corps réclamaient, que leurs esprits appelaient comme s’il s’agissait du dernier sursis avant le Grand Saut Définitif. ‘Les Gardiens de la Vie’ avaient eu beau s’égosiller, hurler dans leurs porte-voix de tôle leur itérative injonction : « RESTEZ CHEZ VOUS », les Désirants n’avaient eu de cesse de sortir de leurs casemates de ciment, de gagner les corridors des rues, de se ruer sur les rives du Canal qu’ils identifiaient en tant que leur libre possibilité d’être. Et voilà que l’Hydre avait lancé ses assauts. Le pire, chez elle, c’est qu’elle constituait un ennemi invisible. On l’attendait ici et elle surgissait là, fulguration d’une écaille de mercure parmi les nuages, jet de flamme confondu avec l’éther, griffes acérées lacérant l’air, le réduisant en minces bandelettes. De l’extrémité du Quai de Jemmapes, comme s’ils avaient été hélés par leurs compagnons d’infortune, ce sont d’autres grappes de Subversifs, des pelotes de Complotistes et quelques Etourdis pris dans la tourmente qui arpentent le ciment des quais avec méthode, résolument, pareils à une Armée qui gagnerait héroïquement, fièrement, le champ de bataille, autrement dit le champ d’honneur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire jean-paul vialard ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0