Aucune perversité

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Cependant elle ne faisait montre d’aucune perversité, lovée qu’elle était en elle-même, au creux le plus intime de sa nature. Elle était telle la feuille emportée par le vent, suivant ses caprices, ne les contrariant jamais. Bien évidemment cette inclination à ses penchants originels l’avait entraînée, son corps consentant, à de bien étranges aventures dont elle jouait bien plus qu’elle n’en tirait quelque intérêt. Dans ses jeunes années, chaque escale à Honolulu ou à Pékin se soldait, le plus souvent, par des nuits fiévreuses en compagnie d’un Amant de passage, dans ces hôtels intercontinentaux sis près des aéroports dont elle aimait le luxe aussi bien que la discrétion. Puis, les années passant, elle avait fini par se lasser de ce qui devenait un rituel, lequel finissait plus par se donner comme contrainte et non comme liberté.

Joy pensait que les humains s’éparpillaient trop, que leur existence n’était tissée que de l’étoffe diaprée d’un syncrétisme, une idée saisie ici, une attitude là, une mode, une influence, une recette du jour, un amour, un voyage plus loin, si bien que l’unité dont tout un chacun devait être en quête pour parvenir à la forme accomplie de son être, jamais ne pouvait être réunie, les conditions d’essence jamais rassemblées. Les gens vivaient dans le genre d’un tableau pointilliste, chaque point de la toile jouant pour soi le thème de la division. Aussi le genre humain affichait-il, le plus souvent, une lourde tristesse. Il n’en fallait nullement chercher ailleurs la cause que dans cette fragmentation tueuse d’une possible synthèse.

Depuis que le confinement s’était imposé en tant que seule forme possible de paraître, Joy avait constaté en elle de nombreuses métamorphoses ou peut-être plutôt des révélations car ce qui se montrait maintenant, cet attrait de la solitude, elle le portait en elle de toute éternité. Rien n’apparaît jamais de soi et la fleur au milieu du désert ne doit son fleurissement après la pluie qu’à sa présence celée au plein de ce sable qui la supporte et la laisse éclore lorsque son heure est venue. Donc elle ne faisait que mettre à jour, tel un patient archéologue, les tessons de poterie qui la constituaient. Parfois elle pensait à la similitude qui existait entre la jarre antique et la condition humaine. Nous n’étions, les uns et les autres, que des images d’Epinal reconstituées, des puzzles dont, parfois, quelques pièces manquaient, des textes avec leurs ruches de mots qui bourdonnaient, venus du plus loin du temps. Sa propre présence, ici et maintenant, dans ce temps qui s’éternisait au motif qu’il était devenu la lenteur même dont chacun édifiait ses heures et ses jours n’était que la suite logique d’une aventure déjà ancienne.

Joy était-elle affligée de cette demeure à domicile, de cette durée qui, jamais, ne semblait pouvoir parvenir à son terme ? Non, étrangement Joy se tenait en elle-même avec le sentiment d’une plénitude dont, jusqu’à présent, elle n’avait aperçu que de brèves lueurs alors que son séjour actuel se déroulait sous les auspices d’un immédiat bonheur. Soi face à soi dans un dialogue généreux, prolixe. Elle n’avait plus à ruser, à se déguiser, à se réfugier dans des compromis, à jouer la comédie afin de coïncider avec ce que les autres attendaient d’elle. Elle se souvenait toujours de la remarque sartrienne qui postulait l’édification de notre propre trame existentielle à l’aune du regard de l’Autre. En effet, combien notre conduite était modelée par les attentes sociales, les conventions, la tyrannie de la mode, les manières contemporaines d’être ! Elle pensait encore, toujours dans l’optique de l’inventeur de l’existentialisme, au jeu auquel se livrait le Garçon de Café qui, dans ‘L’Être et le Néant’, se confond avec son rôle à tel point que nous n’apercevons plus que son emploi et non sa nature même, sa profondeur, son authenticité. Le Garçon de Café ment et se ment tout à la fois. Il est le support de cette fameuse ‘mauvaise foi’ qui met des masques sur les visages des hommes et les réduit à ne connaître que les rets d’une constante aliénation. Elle, Joy, à sa manière, placée dans son uniforme d’Hôtesse n’avait été que le jouet d’elle-même, mais aussi du regard des autres, ces étranges rayons qui pouvaient aussi bien l’éclairer que la laisser dans l’ombre et, en quelque sorte, la nier.

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