Relation à l'Autre

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Oui, elle devait se l’avouer, la relation à l’autre était toujours un problème. Ou bien elle pêchait par excès et l’on devenait sa banlieue, et l’on dépendait d’une autre conscience, ou bien par défaut et l’on s’enfonçait dans un solipsisme sans réelle possibilité d’en sortir. En réalité tout était question d’équilibre et le métier de funambule était toujours risqué car, trouver la juste mesure, n’était nullement question de logique mais de continuelles et parfois oiseuses transactions. Être un être social exigeait de grandes vertus. Faisant avancer sa réflexion sur le statut de la solitude, Joy pensa soudain à la visite qu’elle avait faite, lors d’une escale à New York, au ‘Metropolitan Museum’. Elle était allée y voir une exposition sur des estampes de la période de ‘L’ukiyo-e’ ou « image du monde flottant ».

Elle était arrivée dès l’ouverture du Musée afin de profiter de l’exposition dans les meilleures conditions. Elle était entrée dans une vaste salle où se détachaient, sur un beau fond gris, les œuvres des artistes Japonais. Une estampe de petit format avait retenu son attention, ‘La Grande Vague de Kanagawa’. Elle en admirait la belle facture hyperréaliste qui figeait la Nature en sa plus exacte saisie. Joy avait l’impression d’être là, au milieu de ces vagues océaniques arrêtées en plein ciel, là sur ces lames d’eau qui imitaient les montagnes, avec la neige éblouissante de leur écume, leurs revers d’un intense bleu-nuit, les nervures qui délimitaient les tresses d’eau, les gouttes en suspension qui semblaient immobilisées pour l’éternité. Joy était atteinte en plein cœur par cette sublime vision du monde. Elle n’était plus en son corps de chair, mais dans cette manière de substance aérienne, immensément éthérée, subtile, qui se mêlait au Mont Fuji à l’arrière-plan, qui se confondait avec le ciel couleur de thé ambré. En suspension, ôtée à elle-même, à ses soucis du quotidien, reportée au lieu même de ses rêves les plus merveilleux. Etrange sensation de se sentir planer au-dessus de son corps, de se fondre avec ceci même qui est représenté, ce don de l’Art que rien ne saurait dépasser. Intime jouissance qui ne supporte nul partage, nulle dissonance, nul écart.

Le réel est loin, bien au-delà des murs, les contingences abolies en quelque endroit secret de la Terre. Puis, c’est l’éclat soudain, la brusque irruption, le tonnerre qui gronde, les nuées qui se déchirent et versent des flots de pluie glacée. Les Visiteurs sont arrivés en masse, genre de hordes jacassant et sillonnant la salle sans même regarder ces estampes qui sont la beauté même. Chute, chute infinie de Joy à l’intérieur d’elle-même, à l’intérieur du monde, à l’intérieur des choses. Plus aucune place pour l’idée, la pensée, plus de place pour l’esprit qui s’abîme douloureusement dans la matière sourde, muette, dense, dépourvue de quelque transparence que ce soit. Univers abyssal où nagent les poissons aux yeux éteints, où les Hydres laissent flotter leurs lianes tentaculaires. C’était l’arche immense de la liberté, c’est la nuit des geôles pareilles à ces ‘Prisons imaginaires’ de Piranèse avec leurs architectures démentes suspendues dans le vide.

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