Chapitre 9 : Sous bonne garde (2/2)

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Vouma et Jizo s’engagèrent dans la route pierrée. Un bain de soleil les conquit au cœur du désert tandis qu’ils cheminaient entre les dunes. Ils étaient protégés des bourrasques, comme s’élevait la lumière perçue d’après aurore. Peu à peu se succédaient les pas du flou vers le concret, en direction des murailles hissées de drapeaux écarlates, de tours de guet anthracite et de moellons ambrés.

— Vingt minutes de marche nous requinquent ! s’esbaudit la marchande. Sûrement prendrons-nous davantage de temps à parcourir la cité.

Leur cadence s’accéléra au moment de traverser les grilles ferrées du sud. Des amas de citadins se congloméraient, derrière lesquels s’empâtaient autant les chariots que les montures. Entrées et sorties s’effectuaient avec fluidité, avantagé par la largeur du passage, sous la surveillance permanente d’une dizaine de gardes. Lesquels balayaient promptement ces masses citoyennes pour qui bousculades et invectives rythmaient la marche. Ils ne dévisagent personne en particulier. Maîtresse Vouma avait raison : nous évoluons dans l’indifférence. Pour eux, l’injustice n’existe pas. Pour eux, l’esclavage a disparu. Tout a été prévu : la servitude forcée n’est pas criante quand elle est bien cachée.

Détendue, souriante, la marchande cheminait à bonne allure au sein des allées. Si bien qu’elle croisa son coude avec celui de son esclave.

— Décrispe-toi, voyons ! suggéra-t-elle. Tu crains qu’on nous dévisage ?

— Mes craintes sont nombreuses, avoua Jizo.

— Sois rassuré : nous sommes dans la bonne cité. Un couple comme le nôtre peut y passer inaperçu. C’est légal dans toutes les régions de l’empire, mais entre les lois et la tolérance des individus, il se trouve parfois un infranchissable fossé. Cela étant, certaines règles sont aussi un peu plus étriquées dans cette région. La transition entre le désert et les montagnes se révèle rude sur plusieurs aspects.

— Nous sommes venus jusqu’ici pour que vous me parliez des coutumes locales ?

— Pas que ! Considère ce jour comme un congé bien mérité. Il y a des endroits intéressants à visiter.

— Comme lesquels ? Craignez-vous de croiser des connaissances ou, au contraire, c’est ce que vous espérez ?

— Un réseau développé n’est pas infini. Il est aussi nécessaire que certaines personnes ne me connaissent qu’en surface. Comme chez Iémédsy, la pâtissière du quartier ! Grâce aux bénéfices que nous avons engendrés, j’ai les moyens de t’offrir un de ses délicieux mets. Dirigeons-nous-y !

À l’intention se joignit le geste. L’intéressée tenait son établissement à plusieurs centaines de mètres, au détour d’une venelle. En-deçà de la façade en brique surplombait une fenêtre derrière laquelle s’alignaient lesdites pâtisseries. Aussitôt parvenus, attirés par quelques parfums crémeux et sucrés, Vouma ne dut guère forcer Jizo pour pénétrer au cœur des délectations universelles.

Des gargouillements remuèrent dans l’estomac de l’étranger. Elle sait comment m’appâter, pour sûr. Biscuits fourrés aux dattes ou à la confiture, gâteaux à la pâte d’amande, beignets à la vanille, tartes aux fraises et autres tartelettes aux fruits les accueillirent à bras ouverts. Leur prix variait selon la rareté de leurs ingrédients, mais nul ne requérait trop d’argent pour que la marchande s’octroyât ce plaisir journalier.

Une main gantée et talentueuse s’était ingéniée à préparer chacun de ses sucreries. De la farine maculait certes son tablier strié de carreaux, mais elle ne dégradait aucunement son visage ébène et propret. Des franges de jais dépassaient de son bonnet ivoire. Aussi s’estompèrent les préjugés de Jizo quand il s’aperçut que, malgré la teneur de son métier, la pâtissière affichait une minceur parfaite. Il en écarquilla les yeux, ce dont Vouma se moqua ostensiblement. C’aurait pu être drôle. Si je n’étais pas un esclave. Si notre relation était toute différente.

Iémédsy gratifia le jeune homme d’un clin d’œil avant de saluer sa vieille connaissance. Elle s’occupa de la commande avec promptitude. Vouma et Jizo avaient jeté leur dévolu sur un gâteaux aux framboises nappé d’un sirop aux amandes et de crème. Une tasse de thé au gingembre constituait leur accompagnement.

Jizo n’eut aucun mal à savourer la pâtisserie. Néanmoins, à mesure que son assiette se vidait, l’insistance de sa maîtresse s’intensifiait davantage. Une rupture fut atteinte au moment où Vouma posa ses coudes sur la table.

— J’espère que tu es désormais assuré de ma bonne volonté, dit-elle.

Même dans un lieu public, elle serait capable de m’humilier. Jizo en était réduit résida au faible éclat de son regard, à son imperceptible dodelinement de tête, aux flageolements mal dissimulées de ses jambes.

— Je suis assurément une personne de goût, prétendit-elle. Me délecter des spécialités locales, m’intéresser à la culture et aux mœurs. Ce n’est pas toujours facile de vivre isolé dans le désert. Nilaï me passionne beaucoup, car ses multiples ethnies la rendent riches. Mais voilà, si nos produits sont exportés jusqu’à des milliers de kilomètres, Gemout et moi sommes contraints de rester ici et c’est bien dommage. Alors, pour m’évader, rien de tel qu’un peu de lecture !

— Quel genre de livres lisez-vous ? demanda Jizo. Vous êtes plutôt discrète à ce sujet.

— Ah, tu es curieux ! Mon dernier ouvrage de chevet était « Parcours d’un intrépide voyageur », écrit par Ornosès Amedid. Paru quelques années avant le nouveau calendrier, il y a deux siècles environ ! Il se décrit comme un myrrhéen comme moi, en rêve d’aventures. Les terres de l’ouest le fascinaient, alors il a voyagé des années, avec pour seuls compagnons des provisions et de l’eau. Vers des terres plus humides et moins arides. Il a foulé les rudes tertres de Komyr, où les conditions de vie, pourtant difficiles, amènent ses citoyens à être soudés et accueillants. Il a rencontré les deux modes de vie d’Anomyr entre les peuples forestiers et les citadins, en rivalité pour acquérir davantage de territoire. Sans parler des bâtisseurs du Dunshamon et des guerriers et marins du Tordwala. En découvrant ces peuples, en tant que myrrhéen pacifiste et non conquérant, il a permis la fondation d’ambassades représentant chacun de ses pays à l’ouest de l’empire. Une solution pour les empêcher d’être envahis ? Peut-être. Personnellement, je trouve que notre territoire est déjà trop étendu : s’il grandit davantage, il finira par se morceler. En témoigne les réclamations d’indépendance du Danja, même si elles se sont raréfiées depuis l’arrivée au pouvoir de Bennenike. Et que dire de Gisde ? Ha, je songe trop à la politique récente !

Vouma s’interrompit d’elle-même. Non que sa volubilité se réduisît, il s’agissait d’autres nécessités, qu’elle introduisit après avoir avalé une dernière gorgée de son thé.

— J’ai une envie pressante, dit-elle. Le temps que je me soulage, ne te chagrine pas trop de mon absence !

Elle s’en alla à cadence rapide dans un chemin trop connu. Une fois hors de sa portée, Jizo se libéra d’un soupir de soulagement. Rares étaient de tels moments offerts à lui, aussi comptait-il se détendre au maximum, même s’il lui était interdit de décamper.

À quoi riment ses intentions ? Croit-elle m’amadouer en m’offrant un gâteau ? C’est même assez vicieux. Maîtresse Vouma s’estime cultivée et m’étale ses connaissances pour me prouver combien elle le serait. Sans doute pour me convaincre que je n’ai pas à me plaindre. Que comme ma maîtresse s’intéresse à notre monde, à ses coutumes, à ses particularités, qu’elle voit bien au-delà de l’empire, je tolérerai ce qu’elle est. Jamais ce ne sera le cas.

Méditer des minutes entières lui paraissait un luxe. Jizo se réfugia dans la contemplation de l’extérieur, où circulaient encore des citadins dans chaque direction, où l’effervescence animait la vie de tout un chacun. Tout ce qu’il espérait goûter de nouveau un jour, au lieu de l’âcreté de pâtisseries offertes par intérêt.

Une silhouette se déplaçait cependant différemment des autres. Son ombre s’étendait par-delà la constance des éclats. Comme si une paire d’yeux, tapis sous une capuche, l’examinaient de la tête aux pieds. Ni une, ni deux, l’esclave oublia le bracelet et regagna l’extérieur.

Quand la mystérieuse femme s’approcha de lui, Jizo ressentit des vibrations. Un dernier signe avant d’être enlevé.

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