Chapitre 8

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La neige avait disparu depuis plusieurs jours des toits de Lengelbronn. Le temps était à présent humide, grisâtre. Les étendues blanches et poudreuses s’étaient noyées dans une pluie froide, et étaient maintenant remplacées par des rues boueuses.

Dans la demeure citadine des Hautebröm, on restait au chaud, à l’abri des frissons de l’hiver et des regards.

Tous les yeux de l’Empire et du monde étaient ces jours-ci rivés sur Giselle et sa famille. Chaque matin, un petit groupe de gens s’amassait dans la grande avenue bordée d’arbres, au pied de l’entrée de la maison. Malgré la pluie et le froid, dans l’espoir d’apercevoir Giselle, les curieux jouaient des coudes. On se tenait sur la pointe des pieds au moindre frémissement de rideaux, à la moindre ombre glissant derrière les fenêtres.

Un brouhaha incessant était né dans leur rue, d’ordinaire paisible. Les passants et les voitures ne pouvaient plus circuler aisément sur la chaussée, déjà trempée par la neige fondue. On s’interpellait donc et on jasait tel un après-midi de foire, serrés sous des parapluies, les cols remontés jusqu’aux oreilles.

Giselle était indifférente à cela. Elle restait penchée au-dessus de son bureau, calmant son esprit en alignant sur un papier de qualité, les dessins de lettres magnifiquement manuscrites.

La calligraphie était l’un de ses loisirs préférés. Il détendait ses muscles, nettoyait son cerveau de pensées superflues. Absorbée dans sa tâche, elle n’entendait plus les appels des journalistes et des sujets de Dalstein.

En trempant sa plume dans l’encre, elle réfléchissait. Devait-elle faire employer un architecte pour le pont qui avait été détruit sur leurs terres ? Le prix deviendrait alors exorbitant, mais les habitants du Duché s’attendraient sûrement à la construction d’un bâtiment de ce genre, pour fêter son mariage.

Hier, elle avait discuté avec des ingénieurs pour mettre en place des digues et des barrages le long de la rivière. Son père avait écouté d’une oreille distraite. Il était déjà prévu que le Duc paie les indemnités aux paysans ayant perdu leurs terres.

Je ne pense pas que les plus grandes villes de notre duché aient besoin d’un nouveau monument, je devrais plutôt favoriser celles qui sont aux frontières…

Le duché de la famille de Giselle était riche, leur région étant l’une des plus développées de l’Empire.

Le regard de Giselle glissa sur sa bague, et sur sa pierre en énerite. Les rivières sur leurs terres leur permettaient de fournir assez d’énergie pour faire fonctionner les machines les plus importantes.

Peut-être devrais-je convaincre père d’investir dans de la poussière d’énerite ? Les populations isolées en ont le plus besoin… Il faudrait demander aux Barons de faire un rapport…

Un bruit fracassant la fit sursauter, elle ne put s’empêcher de risquer un regard à sa fenêtre. Dehors, un accident sembla avoir eu lieu.

Par la Mère, voilà qu’un fiacre vient de renverser le chariot du vendeur de soupe qui s’est installé là ce matin !

La jeune femme soupira.

Elle appela Constance. La bonne arriva promptement, sans cesse sur le qui-vive.

— Je vais sortir en ville, préparez mes vêtements, je vous prie.

— Bien votre Grâce, où allez vous ?

— Je pense travailler à l’extérieur et me rendre à la Chambre des Commerces. Proposez également à mon père de venir.

— Votre père siège aujourd’hui à l’Assemblée, votre Grâce.

Gisèle réfléchit quelques instants, elle avait oublié qu'en ce moment, il s’y rendait tous les jours.

Sans doute pour recevoir à ma place toutes les félicitations et les hommages…

— Demandez à Iphigénie et à Léonie, dans ce cas.

Constance retint un geste de surprise. Il n’arrivait jamais à sa jeune maîtresse de penser à sa belle-mère et à sa demi-sœur. La servante serra légèrement un pan de sa robe et hocha la tête.

Gisèle regarda sa bonne partir et commença à se préparer à sortir.

Depuis le bal, elle sentait Léonie distante et froide. Avait-elle dit quelque chose qui l’avait froissée ? Gisèle ne pouvait décemment pas laisser la situation ainsi, elles s’ignoraient d’habitude, ou plutôt étaient indifférente l’une de l’autre. Elles n’avaient rien en commun, mais tout était bien comme ça, il ne fallait pas que cet équilibre naturel soit rompu par sa faute.

Après tout, c’est moi la plus expérimentée des deux, je ne dois pas me montrer…

— Madame et Mademoiselle ne sont pas disponibles pour vous accompagner, annonça Constance à son retour.

— Ah. Tant pis, j’irais chez Dusan après ma visite en ville.

Constance habilla Gisèle en quelques minutes d’un ensemble cintré à jupe longue. Le tissu, coupé dans une laine douce d’une couleur gris clair, était élégant et sage. Son veston, cousu pour sa taille fine, possédait une encolure qui découvrait sa nuque et des manches garnies de dentelles.

Pour sortir en journée, Gisèle appréciait les tenues pratiques et dans des tons en accord avec les saisons. Elle se savait petite et privilégiait donc des longueurs de jupes adaptées à ses jambes et à ses activités. Pour contrer la pluie, elle enfila une pèlerine assortie.

Avant de quitter les lieux, la fille du duc déposa son courrier sur le plateau réservé à la correspondance de la maison. Elle remarqua que plusieurs lettres étaient déjà là.

Elle mit ses gants, Constance termina d’épingler un chapeau à large bord sur sa tête et le son de la berline à l’extérieur lança son départ.

— Que la Mère veille sur vous, votre Grâce, dit le majordome Clovius.

Gisèle ouvrit son parapluie, ignorant les cris et les appels des passants qui faisaient le pied de grue depuis des heures pour l’apercevoir juste un instant.

Elle jeta un regard désolé aux deux gardes impériaux, trempés jusqu’aux os, chargés de l’escorter et entra dans la voiture en mesurant sa chance d’être au sec.

En chemin jusqu’à la Chambre des Commerces, la jeune femme pria les Dieux pour que les pluies ne fassent pas plus de décrues.

— Par Ménée, si cela ne tenait qu’à moi, je serais déjà de retour sur nos terres. Il y a encore tant à faire avant mon départ. Je déteste que les choses soient à moitié faites. Heureusement qu’il n’y a que des champs qui se sont retrouvés sous l’eau ! Ah, Dieu Lykion, faites que le temps passe plus vite !

Giselle se rappela du nombre de jours à voir défiler avant de pouvoir retourner à Hautebröm. Il fallait dans tous les cas qu’elle fasse ce trajet, afin de recevoir les hommages de sa mère avant son mariage. Elle serra des dents à l'évocation de cette visite. Le couvent de Sanvre était loin et ses visites lui laissait toujours un gout amère. Séparée tôt, elles n'avaient jamais été proches et sa mère vivait recluse.

La journée de Gisèle se déroula exactement comme cela le fut décrit dans les journaux du lendemain. Elle partit pour la Chambre des Commerces en fin de matinée, et déjeuna dans un restaurant en compagnie d’anciennes camarades de son club de musique. Elle se rendit ensuite chez son fiancé pour travailler loin de l’agitation des indiscrets flâneurs de sa rue.

Après s’être fait annoncer chez Dusan, Gisèle patienta seulement quelques minutes. Le majordome ouvrit la porte et l’observa avec une expression qu’elle eut du mal à comprendre.

Pourquoi est-ce qu’il sourit encore comme ça ?

La jeune femme fronça les sourcils, l’homme détourna le regard et baissa le front devant elle :

— Amenez-moi au bureau de Son Altesse Impériale, dit-elle d’un ton plus sec qu’à son habitude. Je souhaite travailler au calme, il y a trop d’agitation chez moi.

— Le Prince Dusan Tritir est en visite chez son frère le Prince Damjan Duatir, votre Grâce, lâcha t-il du bout des lèvres. En son absence, je ne peux vous ouvrir son bureau, je n’en ai pas la clef.

— Ce n’est pas grave, j’ai un double, rétorqua-t-elle en s’avançant.

Le majordome se raidit quelques instants et s’inclina encore.

J’ai presque l’impression qu’il ne veut pas me voir ici, pensa-t-elle en fixant la nuque de l’homme qui marchait devant elle. J’ai dû l’interrompre dans quelque chose.

Arrivée devant la porte du bureau, Gisèle demanda du thé et confia son manteau à l'homme, qui semblait avoir retrouvé son air placide.

— Un message a été envoyé à son Altesse. J’ignore combien de temps Son Altesse mettra à rentrer car…

— Ça ira, merci à vous.

Elle sortit une petite clef d’une de ses poches et ouvrit la serrure, Dusan le lui avait donné plusieurs années auparavant, afin qu’ils puissent travailler ensemble. Il était rare à présent qu’elle vienne seule ici.

La pièce était plongée dans l’obscurité, la faible lumière du jour avait du mal à percer au travers des lourds rideaux de brocards. Elle en devinait pourtant les contours et sut se diriger sans se heurter contre les meubles. Elle alluma la lampe de bureau et vit d’emblée que Dusan était parti sans avoir pris le temps de ranger ses affaires.

La jeune femme soupira et entreprit de décaler les documents sans les mélanger, afin qu’elle puisse elle-même avoir de la place pour travailler.

Le large bureau en désordre, elle mit quelques instants à trouver du papier propre et déballa sa plume. Du coin de l'oeil, Giselle remarqua une pile de lettres dans un tiroir mal fermé.

Qu’est-ce que c’est ? Ce n'est pas mon courrier mais c’est du papier à lettres de la maison, pensa-t-elle en ouvrant le tiroir.

Elle prit dans sa main la pile, nonchalamment attachée par une simple cordelette blanche.

Oui, c’est moi qui ai commandé celui-ci, il y a bien le M que j’ai choisi en filigrane. Est-ce que c’est papa qui lui a envoyé ce courrier ?

Giselle tourna le paquet et considéra l’adresse inscrite. L’écriture n’était pas celle de son père, mais lui était familière. Elle hésita un instant, mais se ravisa. En prenant le tiroir pour reposer la pile, elle aperçut une enveloppe semblable ouverte, avec plusieurs feuillets à l’intérieur.

Elle prit le courrier et toucha le papier entre ses doigts, incertaine de le lire.

Cela concerne peut-être le mariage, une surprise ou autre. Une clause du contrat de mariage peut-être ?... Si cela vient de la maison, c’est forcément mon père ou bien Iphigénie qui l’a écrite, les serviteurs n’ont pas le droit de se servir de celui-là. Par les Dieux, et si c’était ma mère ? non, impossible...

Giselle interrogea sa conscience plusieurs minutes. Lire le courrier de Dusan était formellement interdit, il était prince de l’empire et espionner ses correspondances était criminel. Cependant, cela la concernait directement ; le papier à lettres était de sa famille.

Si cela concerne une clause du contrat de mariage, il vaut mieux que je sois au courant dès à présent. Et si c’est une surprise… et bien tant pis, je mentirai.

Giselle prit entre ses doigts le premier feuillet. Au toucher, elle reconnut le papier à lettres de Dusan.

C’est sans doute l’écriture du nouveau secrétaire de papa qui est sur l’enveloppe, il m’a parlé d’une propriété en bord de mer pour…

Les yeux de Giselle se posèrent sur l’écriture fine et régulière de son fiancé, elle commença à lire, les lèvres pincées.

« Cela fait déjà trois jours que je ne t’ai pas vue et je tourne sans cesse les images de notre soirée. Je sais que je n’ai pas eu assez l’occasion de te le dire, le temps nous a manqué, mais je veux que tu saches à quel point je t’ai trouvée magnifique, ce soir-là. Il m’a semblé que, les brefs instants où nous étions seuls, j’oubliais la foule autour de nous. Tes yeux, tes cheveux, ta peau, ton parfum… Tu sais à quel point tu me rends fou. Je sais que beaucoup de regards étaient posés sur toi, mon frère me l’a dit. »

Giselle se mit à rougir de plaisir, elle remarqua que l’écriture de Dusan était plus nerveuse qu’à son habitude, et constata que sa main avait tremblé quand il l’avait écrite.

« Je n’ai de cesse de me rapeller de ton corps sur le mien. Lorsque je suis avec elle, je ne pense qu’à toi, aux souvenirs de nos nuits. Je te revois là, allongée sur mon bureau, ma tête entre tes cuisses et j’arrive à tout oublier. »

Giselle déglutit soudain et son cœur s’emballa, faisant remonter du sang dans ses oreilles. Ses mains se mirent subitement à trembler.

Les yeux de Giselle perdirent un cours instant la vue, le souffle lui manqua. La jeune fille serra la lettre entre ses doigts.

Son cœur battait si fort qu’elle en était étourdie, elle se rendit compte qu’elle était incapable de lire, mais son être tout entier la poussa à continuer.

« Elle n’a pas à se montrer hautaine envers toi ni injuste envers ta mère. Depuis qu’elle a appris qu’elle sera ma femme, elle devient chaque jour plus vaniteuse. Ce n’est pas le comportement que je souhaite chez ma future épouse. Je sais que mon frère t’a rencontré et il t’a immédiatement appréciée. Il ne peut pas souffrir Giselle. Viens me voir à la fin de la semaine, j’ai annulé ma soirée au club pour que nous puissions en discuter ensemble. Ne culpabilise pas d’être toi-même… »

D’un geste mécanique et en proie à l’hystérie, Giselle posa la lettre de Dusan et attrapa le second feuillet dans l’enveloppe. Elle déplia le papier avec des doigts si tremblants qu’elle le déchira légèrement.

Cette lettre datait d’avant celle de Dusan :

« Je suis tellement heureuse d’avoir eu le temps de vous retrouver ! J’ignorai totalement que les portes de service pouvaient nous mener dans des endroits si discrets… Ce fut bref, mais si intense, ma tête en tourne encore au moment où j’écris ces lignes. La soirée était sublime, même si je faisais pâle figure aux côtés des magnificences du palais impérial. Après notre étreinte, j’ai pris le temps de visiter les galeries comme vous me l’avez conseillé. Tout était si beau !

Il faut que vous sachiez que j’ai croisé Giselle en retournant dans la salle principale, elle venait des cuisines, je pense… En me voyant seule, elle a osé me demander si j’étais ivre. Comme je suis triste de savoir que tu seras auprès d’elle chaque jour du reste de ta vie. Elle méprise ma mère, n’a aucun élan d’affection vers son père et moi… ma présence n’a aucun sens pour elle, je suis inexistante dans son univers. Parfois, du fond de mon cœur, je culpabilise de ce que nous faisons en cachette, mais je ne puis m’empêcher de vous aimer.

À vous à cœur et à corps,

Léonie. »

Giselle mit plusieurs secondes avant de se rendre compte que son visage était maculé de larmes. Une goutte tomba sur le bois vernis du bureau, elle se redressa et s’essuya le nez d’un revers de bras.

Il ne faut pas que je tache la feuille, pensa-t-elle en repliant la lettre.

Sa respiration était profonde, sa tête lui tournait. Malgré son malaise, elle s’efforça à remettre les lettres exactement à leur place d’origine. Elle avisa soudain le paquet enveloppé de ficelles.

Est-ce que je vais avoir le temps de toutes les lires ? pensa-t-elle.

On frappa à la porte du bureau, Giselle sursauta. Elle s’essuya le visage, sans doute dégoulinant de maquillage et sorti un mouchoir à la va-vite d’une de ses poches.

Le majordome entra :

— Votre thé, votre Grâce.

Giselle, à moitié cachée par le carré de dentelle, le fusilla du regard.

Ce sale enfoiré le sait depuis le début, pensa-t-elle, voilà pourquoi il souriait ces derniers jours, c’est lui qui ouvre la porte à Léonie. Il se moque de moi.

L’homme en uniforme remarqua le regard noir de la jeune femme et hésita.

— Laissez-le ici, je ne reste pas longtemps dans tous les cas, l'informa-t-elle.

Le majordome s’inclina et referma la porte sur lui.

Une fois de nouveau seule, Giselle saisit le paquet d’enveloppes et détacha la ficelle d’un coup sec.

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