Chapitre 9 : Le sourire de la Mère

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Constance marchait d’un pas léger dans les couloirs, une fois Giselle sortie, elle avait pour habitude de se reposer. Sa jeune maîtresse étant plutôt soigneuse de ses affaires, peu de rangement était à faire.

Après avoir amené le linge sale de Giselle à la laverie, la bonne comptait bien monter faire une sieste dans sa chambre.

En chemin, elle croisa la servante d’Iphigénie. La femme, sèche et peu aimable, l’attrapa par le bras :

— Il y a la demoiselle Léonie qui t’appelle encore, dit la vieille bonne avec un regard perçant.

— Très bien, j’y vais tout de suite, répondit Constance avec un large sourire.

Elle desserra l’emprise de sa collègue d'un revers de main et lissa sa robe en soie. Elle se précipita ensuite vers la chambre de Léonie, le cœur battant.

Constance adorait cette jeune fille. Depuis son arrivée, elle regrettait de ne pas être à son service. Elle avait appris à la connaître. Un jour où on manquait de personnel, Constance avait accompagné Léonie durant un séjour de vacances.

Quelle joie elle avait eue en découvrant la personnalité de cette demoiselle ! Comparée à Giselle, elle était si vivante, si souriante ! Elle la traitait presque en égal, discutait parfois avec elle durant des heures. Constance allait vers la chambre d’un pas pressé : allait-elle encore l’appeler pour prendre le thé ?

Chacune nourrissait l’espoir d’être réunie après le départ de Giselle. Constance ne souhaitait pas travailler dans un endroit aussi exigeant et triste qu’un palais impérial et Léonie appréciait le fait qu’elles aient presque le même âge.

Elle toqua à la chambre de Léonie.

— Entre, Constance ! fit la voix joyeuse de la jeune femme.

La bonne entra et referma la porte sur elle.

— Viens, assieds-toi, lui intima Léonie en désignant vaguement un fauteuil.

Constance partit s’asseoir, elle poussa un soupir de soulagement en posant son corps dans les coussins moelleux.

— Encore une journée difficile ?

Léonie, assise à sa coiffeuse, tentait de s'épingler un chignon compliqué.

Constance soupira encore, Léonie était si belle ! Elle admira ses cheveux sombres, ils étaient si faciles à coiffer !

— Souhaitez-vous que je vous aide ? demanda-t-elle subitement.

— Tu n’es pas obligée, profites-en pour te reposer, voyons !

Constance se leva tout de même, accordant un dernier effort. Elle plongea ses mains dans la chevelure soyeuse.

— Ils sont si agréables à travailler… dit-elle en attrapant une épingle. Si vous saviez comme je serais heureuse de pouvoir entretenir des cheveux tels que les vôtres chaque jour…

— Je n’en doute pas, les boucles de Giselle sont si… sauvages.

Constance pouffa :

— Je ne vous le fais pas dire !

Léonie prit de la crème dans ses doigts et soupira :

— Pourtant, beaucoup de gens félicitent ses cheveux ! Regarde ces magazines, il y a des photos d’elle partout depuis la soirée de la semaine dernière !

Constance termina d’attacher le chignon et jeta un œil aux nombreux catalogues de mode éparpillés dans la chambre. Elle constata que Giselle était sur la plupart d'entre eux.

— C’est grâce à ton travail si elle est si bien mise en valeur ! dit Léonie en lui donnant un magnifique sourire dans le reflet du miroir. Tout le monde ne pourrait pas en faire autant !

— Oh, mademoiselle, vous êtes si gentille ! gloussa Constance avant de retourner s’asseoir.

— Je n’ose imaginer ce que tu parviendrais à réaliser si tu m’avais comme modèle ! Je veux dire… Je crois que je serai aussi admirée que notre chère Giselle !

— Oh, bien plus encore ! s’enthousiasma la bonne en riant.

— Est-elle sortie pour la journée ?

— Oui, je pense… Elle s’est échinée à écrire tôt ce matin, puis elle est partie travailler, car les gens qui attendent dehors la déconcentrent. Elle rentrera tard probablement, elle a également pris des dossiers avec elle pour en discuter avec Son Altesse…

Constance hésita, elle savait depuis quelque temps que Léonie était éprise de Dusan et que ce dernier, s’il n’était pas engagé par serment avec Giselle, aurait tout fait pour être avec elle. Elle l’avait appris à force d’échanges de confidences avec la jeune femme.

Léonie avait avoué son lourd secret et avait fait promettre à Constance de ne rien dire à personne, ce serment avait scellé le début de leur amitié.

La bonne, impressionnée par l’ampleur de cette révélation, trouvait que leur amour impossible était une histoire tragique, comme on en lit seulement dans les romances antiques. Constance était encore plus fascinée, car elle savait que Giselle était également amoureuse du Prince.

Elle imaginait Dusan comme un homme ténébreux et torturé par les amours des deux jeunes femmes. L’une lui apportant le souffle de vie dont son âme avait besoin, l’autre l’étouffant dans ses aspirations, réduisant à néant ses rêves de bonheur.

Léonie se leva et s’approcha d’elle. Avec un regard brillant, elle prit les mains de la servante dans les siennes.

— Lorsque Giselle partira, je demanderai à ma mère que tu restes avec moi. Évidemment, je compte te payer au moins le double de ce que Giselle te donne. C’est la moindre des choses, tu le mérites tellement.

— C’est gentil de votre part, mademoiselle…, répondit Constance en se plongeant dans ces grands yeux bruns, bordés de longs cils fournis.

— Je sais que Giselle est… particulièrement économe. Nous souffrons tous dans la maison de son avarie. C’est malheureusement le seul vice qu’elle possède. J’ai été désolée quand les autres servantes m’ont appris qu’elle refuse de monter la température du chauffage dans sa chambre. Je suis au courant que tu es obligée d’allumer le poêle d’appoint au risque de te brûler.

Constance se mit à rougir. Il lui était arrivé seulement une fois de se plaindre de cela, en allant se laver les mains à la cuisine. Couvertes de suie, elles pouvaient rester tâchées une journée entière.

— C’est que… l’électricité dans la capitale coûte si cher…, répondit-elle au hasard.

Un léger silence apparut entre elles, Léonie se leva et entrepris de ramasser les magazines éparpillés dans la pièce.

Constance regarda la jeune femme et lui trouva un air triste. Elle se risqua à demander :

— Ne serez-vous donc pas malheureuse lors du mariage de…

— Hélas…, coupa Léonie en se redressant, les joues empourprées d’émotion. C’est là notre destin, Dusan connaît son devoir envers l’empire…

Léonie prit un linge dans ses mains et essuya son visage.

— Sa… Sa Majesté ne lui a pas écrit depuis le bal… Ses lettres se font rares ces jours-ci, se risqua Constance en voulant la soutenir. Et puis, vous êtes si… Vous êtes une personne si généreuse et lumineuse, je suis sûre qu’un autre Prince, même d’un autre empire lointain, vous aimera tout autant ! Et je ne suis pas la seule à le penser…

— Vraiment ? lança Léonie en faisant la moue.

— Oui, j’ai vu un article sur vous dans l’un de ces magazines, vous ne l’avez pas vu ?

Léonie écarquilla les yeux de surprise, elle cessa un instant de faire couler ses larmes.

— Qu’est-ce que tu as vu ? Où ça ? questionna-t-elle en se précipitant vers la pile qu’elle venait de faire.

Elle prit la liasse d’imprimés en noir et blanc et les donna à la bonne, qui tout heureuse de se sentir utile, chercha rapidement parmi les couvertures. Elle en trouva une et, sous le cœur battant de Léonie, pointa du doigt un article de deux simples colonnes, illustrées de son portrait.

Léonie arracha le papier des mains de Constance, les yeux exorbités.

— Regardez, vous êtes tellement belle ! Comment avez-vous pu passer à côté de ça ?

« La jeune sœur de Giselle... Une beauté restée secrète enfin révélée… La famille de Hautebröm détient plusieurs perles dans son écrin… Mademoiselle Léonie de Maurenprés, ayant étudié au couvent de sainte Clothilde et étant arrivée dans le monde il y a trois ans… Une arrivée tardive, mais ô combien remarquée, car le Prince Damjan lui-même a semblé reconnaître cette magnifique belle-sœur ! »

Léonie exulta de joie, par la Mère, par les Dieux ! Elle se faisait enfin remarquer !

Mais qu’en dira Dusan ? pensa-t-elle soudain. Hum… Peu importe, il n’en sera que plus jaloux encore ! Tout cela ne peut être que l’annonce de futures bonnes nouvelles !

— C’est merveilleux, n’est-ce pas ? demanda Constance en applaudissant. Cherchons dès ce soir comment vous serez habillée pour la prochaine invitation, la saison va commencer !

— Tu es un ange, Constance ! gloussa Léonie en se précipitant vers sa penderie.

Plus tard dans l’après-midi, on cogna subitement à la porte. C’était la vieille bonne :

— Qui a-t-il ? lança Léonie d’un ton léger.

— C’est l’heure de dîner, mademoiselle, votre mère vous demande. Également, mademoiselle Giselle est rentrée.

— Je dois partir, dit Constance avec tristesse.

— Oui, le devoir t’appelle ! plaisanta Léonie avec un charmant sourire.

Constance quitta la chambre d’un pas précipité, sous le regard noir de la vieille servante. Elle prit quelques secondes pour s’arrêter derrière elle et lui tirer la langue.

La jeune fille longea les couloirs froids, ses foulées légères étaient étouffées par les tapis brodés. Elle frappa sans motivation la porte de Giselle.

— Votre Grâce, êtes-vous bien rentrée ?

— Oui. Je souhaite rester seule, j’ai énormément de travail à faire encore. J’ai déjà dîné.

— Très bien, votre Grâce, répondit Constance d’un ton acerbe.

Toujours aussi peu aimable…, marmonna la jeune bonne en allant rejoindre les serviteurs dans les cuisines.

Léonie entra dans le salon et fut éblouie par les grandes lumières allumées. On avait tiré les volets et les rideaux pour freiner les frimas du dehors.

— Il fait si froid aujourd’hui, ma fille tu dois être gelée, dit Iphigénie, une soupe chaude te fera le plus grand bien !

— Giselle ne se joint pas à nous ? demanda le Duc à la cantonade.

Un silence lui répondit. Le Majordome osa finalement s’avancer :

— Votre Grâce, Mademoiselle Giselle nous a informés avoir déjà dîné à l’extérieur et qu’elle souhaitait encore terminer ses tâches.

Le Duc hocha la tête, embarrassé. Iphigénie fronça du nez et se tourna vers son mari :

— Elle nous ignore de nouveau, pesta-t-elle.

— Allons, elle est sans aucun doute nerveuse, avec l’arrivée du mariage.

— Si elle doit s’enfermer à chaque nervosité, je ne donne pas cher de son efficacité en tant que future épouse !

Léonie esquissa un sourire. Sous ses airs imperturbables, elle savait Giselle très sensible.

— Commençons à manger, dit le Duc en faisant signe au valet de pied d’apporter le premier plat.

Le repas se déroula sans un mot, le Duc sirota sa soupe à la cuillère, faisant sans doute du bruit pour se forcer à ignorer le comportement de sa fille. Depuis son remariage, il reconnaissait qu’il avait du mal à la saisir. Mais au fond de lui, il ne s’en souciait pas plus que cela : n’avait-elle pas fait un choix, en acceptant d’épouser Dusan ? n’était-elle pas destinée à porter un lourd fardeau ? qui pouvait vraiment comprendre les têtes couronnées ?

Il finit sa soupe en haussant des épaules, sa fille pouvait faire ce qu’elle souhaitait, après tout, c’était elle qui maîtrisait la situation.

Soudain, on entendit au loin un son de cloche. Les convives s’arrêtèrent de souper et des regards interrogateurs se posèrent sur l’horloge du salon. Les aiguilles semblaient indiquer la bonne heure. Le majordome sortit sa montre à gousset de sa poche pour vérifier l’horaire et secoua la tête avec incompréhension. La cloche sonna à nouveau, furieusement cette fois, accompagnée d’une autre qui se mit à fracasser l’air du soir.

En quelques instants, la quiétude de la nuit se retrouva brisée par les échos des clochers d’églises, martelant en rythme des sons de plus en plus proches.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Léonie en riant, désireuse d’ouvrir les fenêtres.

— Est-ce que c’est la guerre, une invasion ? questionna Iphigénie d’une voix suraiguë.

— Silence ! cria le Duc qui essayait d’entendre les coups assourdissants.

Le son métallique continuait de faire trembler l’air et les vitres des fenêtres, puis d’un coup, vint le silence.

Une servante poussa soudain ses mains à sa bouche, étouffant dans un torchon un cri d’effrois. Un valet fit tomber la soupière de surprise.

— Par les Dieux ! Par la Mère ! s’écria le Duc.

La servante s’effondra au sol et se mit à pleurer.

Dehors, la rue s’agita soudain. Les lumières des demeures s’éclairèrent, les volets s’ouvrirent, les gens descendirent sur les trottoirs, affolés.

Dans le froid, Nobles et personnels de maison se regardèrent, surpris et désespérés.

À nouveau, les cloches se mirent à sonner. Des cris montèrent alors jusqu’aux fenêtres.

— L’impératrice ! Sa Majesté Carolina est morte ! L’Impératrice est décédée !

Le son grave du métal se perdit en échos dans la capitale et s’éleva au-dessus des maisons et des routes, pour traverser dans un martèlement abrupt, tout l’empire de Dalstein.

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