Chapitre LV : En vouloir un peu plus

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Où Youpur prend les choses en main.


La situation n’était pas bonne.

Elle était même franchement mauvaise, pensa Youpur en s’appuyant sur sa lance qu’il avait fichée dans le sol sableux. Il voyait disparaître au loin les poussières des caravanes des tribus qu’il avait fait convier à l’ombre du Rocher Bleu à l’occasion du grand rassemblement. Même Goluk de la tribu des Lions avait tourné le dos à son clan. Il avait déposé ses mains dans celle de Burla et, tout en effleurant sa joue d’un baiser fraternel, il lui avait confié à l’oreille :

— Cette guerre dont nous avons sous les yeux l’embryon ne sera peut-être pas aussi terrible que la guerre de la soif. Cependant, je doute, ma sœur, que ta tribu y survive et que ton fils en réchappe.

Je ne sais pas quel a été ton rôle, ni à quel mauvais traitement la folie de Craon a pu t’exposer… Tuer Providence était en soi un acte ignoble, mais tenter de nous la faire manger ! Quant à ce monstre à deux têtes, cette bête ignoble sortie des entrailles de la terre, vous l’avez attachée. Vous avez cru l’avoir réduite à l’impuissance… Mais sa seule présence témoigne du dérèglement du monde. Il faudra nous préserver d’elle comme de ses semblables. Elle vous a corrompu. Ni oiseau, ni mammifère, ni reptile… Elle se veut tout à la fois. Elle est à l’image du pouvoir et de l’orgueil. Elle est contre nature.

Nos tribus ont voulu vivre dans la simplicité. Elles ont renoncé à la religion et à ses chimères. Quoi qu’il en coûte, nous avons voulu habiter pleinement notre état d’hommes. Survivre, nous soumettre au destin, aussi ingrat qu’il puisse paraître, aussi indigent qu’il soit. Il est le nôtre parce que nous l’accomplissons pas à pas seuls et en renonçant à chaque méandre du chemin à ce que nos yeux ne peuvent toucher, à ce que nos mains ne peuvent saisir. Nous n’avons pour seule richesse que le sable sous nos semelles, que le ciel devant nos yeux.

Ne l’oublie pas Burla, le voile gris est le premier voile. C’est celui sur lequel toutes les teintures peuvent venir s’ajouter. Cet apprêt, même si on ne peut ensuite le voir, est la condition de nos couleurs et de leurs chatoiements. Sans voile gris, point d’harmonie. Sans humilité point de succès, de descendance ni de richesses. En tant que maîtresse des couleurs au sein de ton kuva, tu dois le savoir : il t’appartenait de protéger Providence !

Burla pleurait.

— Je ne t’en veux pas, lui dit Goluk. Je te croyais capable de tout, mais je n’étais encore qu’un enfant et j’avais oublié que tu n’étais qu’une femme. Il n’y aura pas d’avenir, ni pour toi, ni pour ton fils. Pour autant, moi ton frère, je te pardonne. Il essuya de son pouce ses larmes.

La matrone releva les yeux. Rougis, ils avaient un éclat terne, pareil à celui de la pierre tannée par le soleil et polie par le sable. Déjà un feu bouillait dans sa poitrine, mélange de rage sourde et prémices de la maladie qui allait bientôt la saisir.

Son fils avait été contraint de tuer son père ; de ses propres mains ! N’était-ce pas là le jeu perfide du destin ? Un destin où tout échappait à sa volonté et à son amour de mère et d’épouse. Un destin cruel auquel il valait mieux échapper. Providence n’était-elle pas vengée ? Fallait-il que son fils subisse une fois de plus le coup du sort et qu’à tous ses malheurs présents s’ajoutent l’acrimonie des autres tribus et la guerre ?


Les paroles de son frère avait attisé sa rancœur, celle d’Alexandar, lors du banquet, avaient lavé son l’âme. Elle se souvenait à peine de l’image qui, il y a quelques jours encore, hantait ses nuits. Son fils tuant Providence, la découpant en deux comme on ouvre un gnouzk pour le vider.

Burla s’appuyait sur la narration des évènements qui lui convenait le mieux. Pour elle, le mensonge n’était plus la négation de la vérité, mais une ossature qui la maintenait debout avec raideur. Tout son corps en était transformé. Là où, avant, ses formes rondes et épaisses réclamaient un espace qui n’était pas le sien, jusqu’à se l’accaparer pesamment dans un roulement de bourrelets et de graisse, sa peau tendait, maintenant, une toile diaphane. Sa personne s’était progressivement figée à mesure qu’elle s’émaciait lui donnant un aspect presque minéral. Les quintes de toux qui la secouaient ressemblaient au bruit des pierres dévalant les canyons que longeaient les pistes des caravanes. Youpur, dont le pas nerveux accompagnait ses crises, craignait qu’elle ne se rompe. Un effondrement qui céderait la place au vide et à la poussière.

— C’est la guerre de la soif qui me monte à la gorge, soufflait-elle à ses filles adoptives qui se pressaient à son chevet pour lui faire avaler quelques gouttes d’essence de khôme délayées dans un mélange d’eau et de miellat. Si la douleur s’estompait et le sommeil venait à sa rencontre, elle achevait, avant de fermer les paupières sur le présent :

— J’y ai échappé plus jeune, elle me poursuit pourtant …

Burla préférait retrouver les monstres de son passé plutôt que de se confronter aux fantômes de son présent.

Youpur en était préoccupé mais, en tant que chef de la tribu du Coq, il ne pouvait se permettre de baisser la garde.


Si les tribus étaient parties pacifiquement, il était certain que les échauffourées éclateraient bientôt. Les réserves d’eau, aussi abondantes qu’elles aient été prévues, ne suffiraient pas à maintenir le campement au pied du Rocher Bleu au-delà d’une lune, et la nourriture ne tarderait pas à manquer. Les agapes des derniers jours avaient vidé les réserves communes. On y avait copieusement puisé pour accueillir chaque représentant des autres clans qui, contre tout sens de l’honneur, n’avaient pas hésité à s’y servir à la veille de leur départ pour assurer leur voyage.

Le jeune chef n’était pas non plus naïf au point de croire que les familles de sa propre tribu n’avaient pas prélevé leur part. Il aurait été vain voir dangereux de rechercher les coupables. Le meurtre de Providence, le repas macabre, la décapitation de Craon agitaient les consciences. Un vent mauvais se glissait par bourrasques, sous les arceaux des tentes. L’atmosphère était suffisamment lourde et pesante pour qu’un esprit avisé évite d’y porter l’étincelle qui déclarerait l’incendie.


Youpur hésitait. Il ne tenait le pouvoir que grâce à l’ingénuité teinté d’activisme de son jeune frère Alexandar. Il se maintenait en place, grâce au dévouement de ses hommes, sa faction d’élite, et en particulier grâce à la confiance aveugle que lui témoignaient Karlan et, contre toute attente, le fragile Bacurian qu’il avait pourtant à mainte reprise molesté.

Il en était certain, les autres tribus se rendraient aux emplacements des sources. Elles y parviendraient avant eux. Quitter le Rocher Bleu pour, à leur tour, trouver un emplacement sûr où installer leur campement les obligerait forcément à traverser des territoires dominés par des ennemis en puissance. L’aménité des vastes plaines leur serait définitivement refusée.

Pour s’attacher la reconnaissance de ses hommes et les préparer aux combats qui adviendraient, il ne voyait d’autre solution que les satisfaire, ici et maintenant, tant que cela lui était encore possible. Il organiserait des noces. Les siennes d’une part, mais aussi celles de ses soldats. Il leur donnerait une raison de se battre et contenterait du même coup les familles qui n’avaient pu apparier leurs filles. Quitte à risquer la famine, il organiserait un banquet. On tuerait peut-être même la créature à deux têtes à cette occasion. Avec ses os, on taillerait des armes. Avec son bec, un masque de guerre. Sa peau serait tendue sur des boucliers. Et sa viande séchée, si elle était comestible, leur permettrait de se nourrir pendant le voyage. On roulerait des tonneaux de chtuvax à moitié vides et on les remplirait d’eau après les premières victoires.

Youpur releva la tête. Il n’était pas vaincu. Il effectuait juste ses premiers pas sur le chemin qui ferait de lui un grand chef. Du moins, le pensait-il. Il pénétra sous le kuva du conseil.

Alexandar, après l’avoir jaugé du regard, l’accueillit par une de ses maximes toutes prêtes qui avait le don de l’agacer.

« Un grand chef doit savoir qu’il en est un. »

Les représentants des différentes familles étaient déjà assis sous le patronage de l’enfant. Ils avaient la mine grave, et des habits poussiéreux. Luanda, voilée, s’activait à servir un kwa chaud et âpre à chacun. Youpur l’avait désignée. Il avait conscience qu’en l’absence de Providence, et en considérant la maladie de Burla, il revenait plutôt à Ganaléa d’accomplir cette tâche. Or, son jeune frère s’y était opposé. Loin de s’en offusquer Youpur avait abondé en son sens. Il trouvait que le mioche avait déjà suffisamment d’ascendant sur l’assemblée. Il ne voulait pour rien au monde renforcer cette position en désignant Ganaléa dont la présence, tout en rassurant l’enfant, lui offrirait l’opportunité, a posteriori, de bénéficier d’un point de vue d’adulte sur les questions traitées lors des conseils. Il souhaitait en outre apparaître comme son seul protecteur.

Une image qui devait, pensait-il, compenser les récits et les ragots cruels qui couraient dans l’intimité des kuvas. Là, les femmes bavaient sur son compte et terminaient leur fable d’un « tel père, tel fils, pourquoi en irait-il autrement ?». Une réputation délétère qui ne l’arrangeait pas du tout.


Youpur observait les patriarches du coin de l’œil. Combien résisteraient aux sirènes de leurs épouses qui s’imaginaient déjà première dame de la tribu ? Sans la poigne de Burla, comment tenir les rênes de cet attelage féminin qui conduisait, à distance et à l’abri des regards, la meute de ses hommes. Il y avait réfléchi et souhaitait allier l’utile à l’agréable. Il savait par expérience que Luanda n’était pas bête, la renommée des filles de Raboundar n’était plus à faire. En pariant sur elle et ses sœurs, il ne doutait pas qu’elles se révèlent, dans une partition à plusieurs mains, aptes à gérer l’écheveau des femmes de sa tribu. Les soins qu’elles apportaient consciencieusement à sa mère l’assuraient, à son sens, de la fidélité qu’elles lui témoigneraient une fois tenues par les liens du mariage. Il annonça donc ouverte la saison des appariements et ce, en dépit du départ des autres caravanes.

Luanda tressaillit. Elle se savait promise à Youpur et redoutait l’instant où elle devrait se soumettre à sa volonté. Elle tint bon mais eut un malaise quand il annonça son intention d’épouser également ses sœurs.

Portée en dehors de la tente du conseil par des mains secourables, elle n’entendit pas la suite des débats. Elle ne sut donc pas que Youpur, après s’être ému de sa jalouse susceptibilité, avait retrouvé les rivages rationnels de la gestion et imposé la garde des réserves de nourriture, afin de rationner les stocks et ce malgré l’annonce des festivités à venir. Elle ne le vit pas appeler Karlan et Bacurian, les deux hommes les plus aptes à soigner et à contrôler Nicophène, pour les inviter à réfléchir à la meilleure manière de tuer et de dépecer la bête.

Elle ne vit pas Alexandar mécontent froncer les sourcils et murmurer pour lui-même : « On doit apprendre à un enfant à ne pas casser ses jouets ».

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