Chapitre LVI : Le meilleur des mondes

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Ou l’on découvre que la médecine à souvent à voir avec l’optimisme et qu’il n’est pas toujours simple de se maintenir à flot.


Maelivia et frère Troc reprirent le chemin des mers de sel. Ils étaient lourdement chargés et durent accomplir plusieurs voyages afin d’apporter jusqu’à Nicophène — qui n’avait pas coulé — les différents spécimens de fourmis. Malheureusement, la meule de fromage à laquelle Gruo tenait tant, échappa à frère Troc au moment où, lors du dernier aller-retour qu’ils accomplissaient entre la côte et l’endroit où flottait le bicéphale, il posa le pied sur une coquille de noisette de mer que Maelivia venait juste de décrocher. Il glissa et s’étala mollement dans l’eau salée.


— Une chance qu’il n’y ait pas eu de faille à cet endroit, lui lança Maelivia qui, impavide, happait un nouveau un coquillage qu’elle venait de décoller du rocher. Frère Troc tentait de se relever tant bien que mal. Sa chute avait ravivé les douleurs de ses précédentes blessures.

— Tu pourrais au moins rattraper le fromage ! la réprimanda-t-il avec humeur.

Maelivia plissa le nez, d’un air buté.

— Aller chercher cette chose ? s’offusqua-t-elle en pointant son menton effilé en direction de la meule qui, tout en flottant, s’éloignait progressivement du rivage, emportée au loin par les improbables courants qui agitaient les profondeurs des mers de sel.

— Oui ! s’exclama frère Troc exaspéré.

— Ne crie pas, tu vas nous faire repérer, lui siffla Maelivia. D’une voix atone, elle reprit : tu disais ?

Frère Troc s’évertuait à trouver un point d’appui afin de se redresser et de saisir ses gourdes. Il inspira bruyamment. Cette gamine ne manquait pas d’air. Il réitéra sa demande à voix basse cette fois, tout en s’appliquant à moduler chacune de ses intonations, si ce n’était pour signifier la plus impérieuse des nécessités, du moins pour figurer la plus grande autorité possible. Il jeta ensuite un œil lourd de reproche sur sa protégée dont l’absence de réaction l’agaçait au plus haut point.

Maelivia qui décollait un quatrième coquillage, sans difficulté aucune, car elle utilisait pour ce faire le coutelas des Monts-Hauts, ne cilla pas et répondit tout en croquant à pleines dents dans la chair délicate du mollusque :

— Peux pas, j’ai pas encore mis mes gourdes.

Frère Troc rongeait son frein. Il ne voyait pas l’intérêt de répondre. Maelivia finit son coquillage, aspira bruyamment l’eau légèrement sucrée qui restait dans la coquille, essuya son couteau sur sa robe de bure, le rangea précautionneusement dans un petit étui de cuir qu’elle avait subtilisé chez Gruo et qu’elle dissimulait dans sa manche comme elle l’avait vu faire pour son mouchoir. Elle sortit également de ce repli une petite outre d’huile de coco. Elle s’en versa un peu au creux de la main et s’en enduisit méticuleusement les pieds, n’oubliant aucun des interstices entre les orteils. Quand elle eut fini, elle chaussa ses gourdes. Après avoir attentivement scruté l’eau en contrebas, elle se laissa glisser et atterrit dans un clapotis discret au pied des roches noires où elle retrouva un frère Troc, bouillant de rage, mais empêtré dans sa robe de bure qui, chargée d’eau, l’entraînait peu à peu vers le fond.

Maelivia se saisit de l’étoffe qu’elle essora d’une main ferme, avant de défaire le nœud qui retenait les gourdes de frère Troc à sa ceinture. En vraie petite mère, elle poussa le luxe de ses attentions jusqu’à déverser une lichette d’huile de coco sur les pieds du moine avant de lui enfiler ses gourdes. Elle tapota son genou douloureux, non sans une pointe de rosserie, et lui dit :

— Là, tu vois bien que cela ne sert à rien de t’énerver.

Elle l’aida à se relever puis désigna le fromage au loin.

— Quel dommage, il est beaucoup trop loin !

Frère Troc ne prit pas la peine de répondre. Il tourna le dos à Maelivia et s’élança en direction de Nicophène qu’il trouva paisiblement allongé sur l’eau. De toute cette scène, il ne retenait qu’une chose. La gamine avait conservé le coutelas. Le constater lui procurait un vif déplaisir. L’aiguillon de la culpabilité le transperçait encore. La savoir en possession d’un tel outil le dérangeait. Il était synonyme de meurtre et de mort. Il était dangereux. Comme si elle avait pu lire dans ses pensées — alors qu’en fait, elle avait juste saisi à son air sombre qu’il était chagriné bien au-delà de ce que ses caprices avaient pu provoquer— elle posa sa main légère sur son épaule.

— Il est pratique pour décrocher les noisettes de mer. Quant au fromage… il nous aurait juste encombré. En plus, il n’aurait certainement plus été bon quand le vieux Gruo vous aura rejoint sur l’île de la Fournaise. Et compte tenu de l’état de Nicophène… je ne pouvais pas lui imposer cette chose malodorante, il aura déjà fort à faire avec Gruo lui-même…

Frère Troc haussa les épaules, la désinvolture de cette gamine lui paraissait superfétatoire. Maelivia grimpa sur la selle, déplaça les fourmis qui, à travers les barreaux de la cage, commençaient à en grignoter les liens.

— Tu verras, prédit-elle à frère Troc qui venait de se placer derrière elle. Elles seront plus embêtantes que moi. Puis, sans prendre la peine de défaire ses gourdes, elle s’adressa à Nicophène:

— Dépose-moi pas trop loin des mines de plastique, l’ami.

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La silhouette du bicélophale s’éloigna lourdement au-dessus des premières brumes du petit matin. Maelivia savait qu’avant la fin de la journée elle allait basculer dans l’envers du décor, le pendant noir et aveugle des îles Suburbs inondées de soleil. Elle posait sa main sur la crinière épaisse, y enfonçant ses doigts crispés. Frère Troc ne devait pas les voir. Elle conserverait sa morgue jusqu’au dernier moment. Elle ne craqua pas quand frère Troc, bon prince, la serra une ultime fois dans ses bras, ni même, quand elle déposa une bise sonore sur le museau du bicéphale, puis sur son bec. Et toujours pas, quand elle tapota de la main la poche de kangourou en déclarant « braves petits nicophons, j’espère vous voir à mon retour ».

Sur ce, elle s’éloigna d’un pas dansant mais le cœur lourd. Au bout de quelques mètres, elle se retourna pour voir une dernière fois ses amis. Malheureusement, elle ne les distinguait plus à travers les mirages. Elle frissonna.


Derrière, des mirages, devant, des mirages, à droite des mirages, à gauche des mirages. Elle était entourée par des brumes trompeuses, et si tant est qu’elle continuât dans la bonne direction, elle ne savait plus vraiment pourquoi elle devait se rendre dans les mines de plastique. Prenant conscience de la précarité de sa situation, elle regrettait tout à la fois la quiétude de l’île de la Communion, les lourds effluves de l’île de la Fournaise, les bras de Khala, les monologues d’Ombre d’Or, la rigidité maladive de Grua et la présence de frère Troc. Elle pleurait son enfance et ses camaraderies. Elle pleurait trop pour voir la faille sur laquelle son pied ripa, engloutissant sa gourde puis sa jambe. Sans parvenir tout à fait à reprendre appui, Maelivia s’allongea, sentant peu à peu sa robe de bure se gorger d’eau. Combien de temps cela prendrait-il avant qu’elle ne coule complètement et disparaisse dans les profondeurs des mers de sel ?

Elle ferma les yeux. Elle était fatiguée, elle avait peu dormi ces dernières nuits. Elle imagina Nicophène et ses nicophons. Comme elle ne les verrait sans doute jamais, elle pouvait les modeler à sa guise. Les yeux clos, elle sourit à la mer, à la vie. « Cette fois, si je t’abandonne, pensa-t-elle à l’adresse de Didi, ce n’est pas, mais vraiment pas de ma faute ».



Sur l’île de la Communion, Didi se réveilla en sursaut. Il avait fait un mauvais rêve. Encore un, déplora le vieux Fiasc en épongeant son jeune front avec un petit bourgeon de gonax trempé dans de l’eau claire. Depuis plusieurs jours, l’enfant dormait là, au milieu des bocks, sous la surveillance du vieux Fiasc. Blonx venait de temps en temps relayer l’homme nourrice. Il était inquiet. Toutes les décoctions qu’ils avaient utilisées s’étaient révélées sans effet. Si le manège des fourmis avait distrait l’enfant dans les premiers temps, rien ne le tirait désormais de sa torpeur. C’est le départ de Khala, disait invariablement le gros Blonx, bras ballants. Nous sous-estimons parfois l’importance des liens affectifs et pédagogiques que nous nouons avec les enfants en tant que nourrices.

S’il était d’usage de ne faire aucune différence entre les nourrices hommes ou femmes au sein de l’île de la Communion, Blonx avait cependant explicitement demandé à Gradiva de se charger de Didi. Réputée pour sa douceur et son savoir-faire, la bonne âme avait tenté d’amadouer le chagrin de l’enfant par de multiples cajoleries et autant d’activités. Rien n’y faisait. L’état de Didi empirait à mesure qu’il s’enfonçait dans un mutisme buté. De tonique, il était devenu amorphe. Il était à craindre qu’il ne grandisse plus, de l’avis même de Fiasc qui avait déjà observé ce phénomène chez de jeunes larves de fourmis isolées de leur communauté. Blonx balayait ses peurs d’un revers de la main et apportait, chaque fois qu’il venait au chevet de l’enfant, une décoction nouvelle qu’il accompagnait de ratiocinations rassurantes où la logique le disputait à l’incantation.

Il en était persuadé, Didi ne pouvait être comparé à un insecte. L’humain, par son accès à la Parole et au Lien, était d’une nature radicalement différente. Certes, l’un et l’autre étaient animés mais, si le mouvement de l’un était purement biologique, le mouvement de l’autre relevait du Verbe, et donc du souffle incarné, la vie humaine se justifiait, unique, singulière et précieuse car à travers la Parole elle prenait sens, elle participait à l’Immuable. N’était-il pas erroné alors d’envisager un destin cantonné à l’observation des éléments naturels ?

Fiasc ne souhaitait pas entrer dans les interminables discussions théologiques dont il savait le vieux Blonx féru. Il avait auparavant passé de longues heures à discuter avec lui et il n’avait pas compris pourquoi sa hiérarchie rechignait à en faire, au même titre que lui, un membre de la Confrérie des Vigilants. Il savait maintenant ce qui avait retenu les membres de l’Ordre secret : c’était l’indéfectible et bonhomme optimisme du vieux Blonx qui l’aveuglait autant qu’il l’éclairait. Celui-ci s’accrochait à la santé du petit Didi comme à une certitude. Il finira pendu à la branche de son optimisme, songea Fiasc dans un élan morbide. Sa perspicacité s’accompagnait souvent d’un pessimisme rigoureux, qualité qui avait jusqu’alors galvanisé son intelligence et sa foi mais qui maintenant les minait, à mesure que son exigence morale se muait en cynisme.

De discours en décoctions, l’état de Didi empirait. Ses cauchemars le réveillaient au milieu de la nuit dans d’épouvantables sueurs froides et d’horribles cris. Gradiva dut se résoudre à avouer son impuissance. Elle ne parvenait pas à égayer le petit. Pire, l’état de celui-ci effrayait les autres enfants. Ses réveils nocturnes troublaient les nuits de la hutte et les petits êtres qui s’y réfugiaient pour dormir ne trouvaient plus le sommeil. Leurs mines effarouchées, leurs yeux cernés témoignaient des tensions qui déchiraient l’être mutique et pâle que Gradiva tenait d’une main aimante, mais se refusait à garder dans de telles conditions. C’est ainsi que Fiasc le récupéra et lui aménagea une petite couche dans l’enclos des pucerons Bocks.

Il prenait les soins constants à lui apporter comme prétexte pour échapper aux séances de la Source. Et, ce matin, en épongeant ce front fiévreux pour la énième fois, il comprit qu’il ne servait à rien de chercher à tenir la promesse qu’il avait faite à Maelivia. Didi ne serait jamais un éleveur de bocks heureux. Si lui, le vieux Fiasc, ne faisait rien, l’enfant allait tout simplement mourir de chagrin. Les potions et les décoctions du vieux Blonx n’y pourraient rien changer.

A un moment où l’enfant ouvrit les yeux égarés sur le monde qui l’oppressait, le vieux Fiasc lui chuchota à l’oreille : « J’ai compris. J’ai enfin compris. L’un ne peut pas remplacer l’autre. Gradiva n’est pas Khala et Maelivia te manque. Je ne sais ce qu’il est advenu ni de l’une, ni de l’autre mais, je te le promets, tu vas apprendre à marcher sur l’eau et tu partiras à leur recherche. »


L’enfant exsangue referma les yeux. Sa respiration apaisée frémit à l’ourlet de ses narines, effaçant d’un soupir les dernières réticences du vieux Fiasc. Le lendemain, après s’être enquis comme à son habitude de la venue éventuelle d’un oiseau Bard annonçant l’arrivée de Maelivia aux mines de plastique, et après avoir entendu invariablement la même réponse : aucun oiseau Bard n’avait apporté une telle nouvelle, il ravala l’appréhension qui depuis plusieurs lunes le condamnait à l’inaction et fit chercher un bel oiseau.

— Un noir ou un blanc ? demanda Bromax qui savait comme personne tresser des cages pour ses protégés et leur faire répéter les longues portées de syllabes. Ce qui leur donnait la maîtrise de la répétition des sons et permettait l’illusion de la parole.

— Un blanc, répondit le vieux Fiasc, c’est pour une bonne nouvelle.

Quand Bromax fut de retour, portant sur son bras le fier volatile, Fiasc se cala contre un tronc de cèdre-palmier et demanda à ce qu’on le laisse seul avec l’oiseau. Il répéta pendant une matinée, les raisons qui l’invitaient à penser que le jeune Didi présentait des aptitudes certaines pour les ordres. Il égraina ses arguments comme un chapelet, avec un espoir mêlé de craintes. C’était là l’acte le plus religieux qu’il ait jamais accompli, pensa-t-il avant de dicter à l’oiseau le nom de Rocalop et les coordonnées sommaires des îles Pieuses où il devait résider.

L’entrée dans les ordres était la seule solution qu’avait trouvée le vieux Fiasc pour permettre à Didi d’apprendre à marcher sur les mers de sel. Il n’en connaissait pas d’autre. Il n’était pas certain non plus que frère Troc ou Maelivia avaient survécu. Pourtant sa volonté martelait ses tempes et gonflait ses poumons d’espoir. Il devait sauver Didi et n’entrevoyait pas d’autre voie pour parvenir à cette fin, laquelle à ce moment précis, lui importait plus que tout.

Il mettrait à profit le temps qui leur resterait, avant ce nouveau départ, pour conforter la santé de l’enfant et lui enseigner les bases de l’eschatologie. Il avait conscience, ce faisant, d’avoir une conduite contraire à toutes ses anciennes convictions. Sur l’île de la Communion, son rôle était primordial. Mais finalement peu lui importait.

L’enfant messianique était attendu depuis les grands cataclysmes. Celui qui réunirait les mondes par-delà le temps. Didi n’était pas cet enfant. Il en était persuadé. Mais Didi avait besoin d’apprendre la marche sur l’eau pour retrouver sa sœur adoptive et l’envie de vivre. « Aujourd’hui j’habite le doute », articula le vieux Fiasc, en direction de l’oiseau, pour conclure sa missive avec la formule convenue. A présent, il ressentait pleinement le poids de cette simple expression, qui lui avait toujours paru surfaite, à lui, un être de conviction et d’action.

Il leva les yeux. L’oiseau Bard s’élevait dans le ciel, déployant des ailes immenses. Posant la main sur son front, paume retournée vers le ciel, il replia son pouce puis le recouvrit successivement, de l’index, du majeur, de l’annulaire et du merveilleux.

« Unis, je suis, je reste et je demeure, unis, grâce à vous, je vis ».

Depuis bien longtemps, il n’avait mis autant de conviction dans une prière.



Revenu à l’enclos, le vieux Fiasc trouva Didi accroupi. L’enfant grignotait une mangue en observant d’un œil encore gonflé par la fièvre l’incessant ballet des fourmis.

— Ça va mieux ? lui demanda-t-il

— Oui, ça va mieux, répondit l’enfant d’une voix faible.

— Nous allons avoir beaucoup de travail, le sais-tu ?

— Je m’en doute, répondit Didi, témoignant d’une perspicacité que seules les affres de la maladie et du chagrin avaient pu forger en lui.

— Blonx sera heureux de croire que ses potions sont efficaces, dit Fiasc en lui souriant.

En réponse, Didi esquissa un sourire qui creusa ses joues maigres et bredouilla, comme pour s’excuser, « je vais dormir encore un peu ».

Les jours qui suivirent, le vieux Blonx rayonnait. Il avait meilleur appétit qu’avant, si cela était possible, et souhaitait organiser une cérémonie à la source pour partager à travers la Parole, ses recettes médicinales et son optimisme quant au bon rétablissement du petit Didi qui, outre son attachement à l’art d’élever et de garder les Bocks, montrait maintenant de grandes aptitudes à l’étude des mystères de la Parole. Il y voyait un miracle du Lien, et se sentait porté par la belle et grande cohérence de l’univers. Le vieux Blonx savourait le retour à la vie de cet enfant et y trouvait la confirmation, comme d’autres avant lui, que « tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes».

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