Chapitre LII : Une rencontre décevante ?

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Où le principal intérêt du voyage réside dans la dégustation de coquillages et une balade au clair de lune.


La première lune n’était pas encore levée quand Maelivia et frère Troc parvinrent sur la côte de l’île de Croix. Un amas rocheux de basalte noir plongeait dans la mer. Sur l’arête glissante d’un roc, Maelivia ôta ses gourdes. Elle saisit une poignée d’algues brunes pour essuyer la graisse qui couvrait ses pieds, les protégeant du sel, mais qui aurait rendu l’escalade des parois difficile et dangereuse. Frère Troc l’imita. Il sortit d’une de ses poches un petit couteau en bois de ktur et tenta même de décoller un coquillage de la paroi rocheuse.


— Tu en as déjà goûté ? demanda-t-il à Maelivia.

Occupée à racler l’espace entre ses orteils avec un mélange de sable et d’eau pour retrouver toute l’adhérence nécessaire entre son corps et la matière, Maelivia grommela quelques sons étouffés qui auraient pu signifier « non, jamais vu, jamais goûté ».

— C’est bien dommage, chuchota frère Troc, qui tentait vainement d’en arracher un à la pierre. Gros comme le pouce, de forme sphérique et boursouflés en leur centre qui se terminait par une pointe, les coquillages adhéraient si fortement à la roche que Maelivia les avait tout d’abord pris pour une excroissance naturelle de celle-ci.

— J’en ai un ! s’exclama-t-il, brandissant au-dessus de sa tête la petite coquille qui ressemblait au fin chapeau d’un champignon renversé. Tu en veux ? s’enquit-il en tendant la chose posée délicatement au creux de sa main. Maelivia regarda l’objet. Un pourtour sombre sur lequel flottait une substance imprécise. Courageusement, elle essuya son doigt sur sa cuisse et le plongea dans la chair spongieuse du coquillage. C'était mou, légèrement tiède et visqueux. Elle porta son doigt à sa bouche pour y goûter. Il y avait surtout un goût très prononcé de sel. Elle sentait aussi le rance de l’huile de palme et un fond d’amertume. Celle des algues, ou peut-être, celle due aux restes de transpiration qui finissaient de sécher dans ses gourdes. Elle ne put s’empêcher de grimacer.

— Tu n’aimes pas ? s’étonna frère Troc.

— Ça n’est pas ça, bredouilla Maelivia, c’est que…

Frère Troc lui posa d’autorité le coquillage dans la main.

— Alors mange, ne le regarde pas, ordonna-t-il.

Maelivia porta la coquille à sa bouche, tel Socrate des années avant elle portant à ses lèvres la coupe contenant la ciguë. La vérité est à ce prix. Comment sans cela pourrait-elle jamais connaître le goût de ces étranges coquillages qu’elle découvrait pour la première fois ?

Sans bien distinguer ses traits, frère Troc comprit que quelque chose n’allait pas. Il faut croquer, lui dit-il.


— Croque-le !

Maelivia s’exécuta, un subtil petit goût de noisette grillée emplit sa bouche puis un arrière-goût de krockt caramélisé. Enfin, le sel et la mer reprirent leurs droits mais adoucis, apaisés.

— Alors ?

— C’est … C’est à la fois bon et surprenant, répondit Maelivia qui attachait maintenant les gourdes à sa ceinture.

Frère Troc à quatre pattes sur son rocher attaquait un nouveau coquillage ; celui-ci, beaucoup plus gros, était large comme la paume d’un jeune enfant.

— J’en ai rêvé, expliqua-t-il. A bien y réfléchir, j’aurais fait le voyage rien que pour ça, affirma-t-il en glissant sa lame de bois sous la coquille qu’il s’efforçait de relever par un brusque mouvement de levier. Le bois de ktur se fendit, laissant la lame coincée sous le bord nacré du coquillage, alors que le manche lui restait dans la main. Il regretta un instant son coutelas des Monts-Hauts, puis se décida à suivre Maelivia qui déjà grimpait sur les rochers, en direction des bois sombres que l’on devinait sur les hauteurs.


Il ôta rapidement ses gourdes et avança d’un pas ferme et assuré. La plante de son pied gauche glissa sur le basalte. Il se blessa la main en se rattrapant à la lame de son couteau, restée dangereusement dressée, coincée comme elle l’était entre la roche et le coquillage. Montant son genou au-dessus de l’épaule, il parvint à appuyer son mollet sur une touffe d’algue brune. A peine eut-il réussi à poser son pied sur le faîte du rocher qu’il glissa à nouveau, s’abîmant l’arcade sourcilière sur la pointe d’un coquillage. Frottant de sa main valide la plante de son pied, il parvint tant bien que mal à la débarrasser de l’huile qui la couvrait. Profitant de ce point d’appui fixe, il ramena prudemment son autre pied vers lui, attentif à ne pas déposer plus de graisse sur le rocher qu’il n’y en avait déjà. Il se saisit d’une nouvelle touffe d’algue afin de nettoyer son autre pied. Mais, ce faisant, son corps roula sur le côté, si bien qu’il s’étala en contrebas.

Il avait mal aux côtes, le nez cassé peut-être. Son bras le faisait souffrir et il ne doutait pas de s’être luxé l’épaule. Il se releva tout de même et avança, plaqué contre la roche qu’il escaladait tant bien que mal.


Maelivia, après avoir atteint l’étendue plane de la forêt, avait effectué une rapide reconnaissance des environs. N’y ayant décelé aucun danger, elle revenait maintenant à son point d’ascension, surprise de ne pas y trouver frère Troc. Elle se pencha pour le découvrir à mi-pente affalé sur un éperon rocheux.

— Tu crois vraiment que c’est le moment de chercher des coquillages, lui asséna-t-elle, sans toutefois trop hausser la voix de peur d’être entendue.

Elle n’obtint pour toute réponse qu’un gémissement mécontent, qu’elle attribua au déchirement éprouvé par frère Troc à l’idée de se séparer des coquillages. Les noisettes de mer, comme elle les appelait désormais. Boudeuse et renfrognée, elle tourna le dos au front marin, les yeux rivés sur les sous-bois et attendit. Le moine parvint tant bien que mal à la rejoindre. Il se hissa douloureusement sur le terre-plein d’herbe sèche où elle se tenait immobile.

— Tu m’en as ramené un au moins ?

— Non, bougonna frère Troc.

— Même pas ! s’insurgea-t-elle. Sans se retourner, elle se leva d’un geste svelte et hâta le pas en direction du couvert des arbres. Clopin clopant, frère Troc la suivit.


Toujours l’un derrière l’autre, et sans plus s’adresser la parole, ils parvinrent jusqu’à un chemin. Au moment où la seconde lune fit son apparition dans le ciel de Chtor, ils aperçurent les premières habitations.

— Il est dans la cinquième maison sur la route des bois de ktur. On devrait la reconnaître, il y a un totem fourmi à l’entrée, indiqua frère Troc qui était maintenant juste derrière Maelivia. Elle haussa les épaules. Le mieux était de l’ignorer. Il les avait retardés et s’était empiffré de coquillages sans même lui en garder. Ce moine la décevait de plus en plus. Au moins dans les mines de plastique n’aurait-elle plus à le supporter.

— Grua m’a dit qu’il vivait seul.

— Comme je le comprends, soupira Maelivia qui tout en affichant un ton blasé écarquillait les yeux en découvrant les constructions étranges de l’île de Croix. Habituée aux huttes collectives de l’île de la Communion, elle n’avait pas soupçonné l’existence de ces habitations peu communes, mélange de pierre noire et de bois de ktur.

— Nous y sommes, annonça frère Troc. Il est grand temps, constata-t-il, en découvrant que la lumière blanche de la lune faisait luire les pierres noires des murs et ravivait des flammes rousses dans la chevelure couleur de feu de la jeune fille au tempérament retors.

— C’est pas moi qui le dis… l’entendit-il lui répondre d’un ton narquois.


Il tapa fermement du poing contre la porte. Il avait entouré sa main d’un morceau de bure qu’il avait déchiré à sa robe afin d’arrêter le saignement. Par conséquent, le bruit était sourd et grave. Pas de réponse. Il frappa de nouveau la lourde planche de ktur, réprimant une grimace tant sa douleur était vive. La lumière avançait les prenant tous deux dans sa nasse. Une auréole nacrée descendait sur leurs épaules, découpant le moindre détail de leurs silhouettes sur le bois. N’importe quel passant les aurait vus comme en plein jour.

Enfin, des pas traînants se firent entendre de l’autre côté, et une main méfiante vint ouvrir la porte, la faisant grincer sur ses gonds. Gruo était petit, il portait au-dessus d’un front chauve une crête de cheveux blancs et crépus qui lui descendaient derrière les oreilles, suivant la ligne vive des coiffes de ouistiti. Son nez épaté s’ouvrait sur une bouche grise où pointaient des dents jaunes. Sa peau tannée était marquée d’une multitude de petites cicatrices de forme ronde, elle avait probablement été brûlée à de nombreuses reprises. Ses jambes étaient maigres et arquées. Pourtant, Maelivia n’aurait su dire si elles étaient plus droites ou plus maigres que son dos qui présentait une ligne brisée, dont il était impossible de dire si elle était vrillée ou pliée.

C’est donc ça, Gruo ? pensa-t-elle. Elle revoyait l’élégance de Grua, son port altier. Elle était aussi droite que ses idées et cela avait quelque chose de rassurant. Avec elle, on avait toujours l’impression de savoir où on allait. Avec Gruo par contre…


Il sourit.

Maelivia recula, sa robe de bure retomba sur sa cheville cachant du même coup le bracelet de jade. Gruo se passa la langue sur les lèvres avant de déglutir. Des gouttes de sueur perlaient à son front.

— Tu as peur ? interrogea-t-il en attrapant Maelivia par l’épaule et en la tirant à l’intérieur de la bicoque.

— Pas du tout, rétorqua-t-elle, en essayant de retrouver son aplomb naturel. Tout en détaillant les points blancs qui parsemaient ce visage singulier, elle constata avec surprise que le vieillard arrivait à peine à la taille de frère Troc. Elle le dépassait donc déjà d’une bonne tête.

— Mais que vous est-il arrivé, dit-il, tout en s’essuyant le front et le haut du crâne avec une petite feuille de vlour. Il contemplait le visage tuméfié et la silhouette douloureusement recroquevillée de frère Troc. Maelivia, suivant son regard, constata que son compagnon de voyage avait le visage et le bras enflés. Le teint cireux aussi. Il n’avait pas l’air dans son assiette.


— Ce n’est rien, répondit-elle à sa place. Ce glouton fait une indigestion. Elle le regarda de nouveau. Il n’avait vraiment pas l’air bien. De surcroît, cet imbécile s’était blessé à la main dans sa hâte de décrocher le plus de coquillages possible. Elle reconsidéra la situation.

— C’est une indigestion, ou une allergie… ou les deux. Il s’est goinfré de coquillages, ceux qui ont un goût de noisette.

Frère Troc agitait la tête en signe de dénégation. Sûr de leur fait, Maelivia, comme le vieillard, ne semblaient en avoir cure.

— Ah ! les crustacés … s’extasia le vieil homme comme si la Parole lui était révélée. Oui, ils sont vraiment bons, exquis, délicieux ! A ma connaissance, il n’y en a pas sur les autres îles des Suburbs, commenta-t-il en tirant une chaise qu’il poussa littéralement sous les jambes de Radigan tout en continuant de converser avec la jeune fille. Manifestement vous n’êtes pas d’ici… Mais avant de vous entretenir de vos origines dont vous n’avez peut-être pas idée, me permettriez-vous de vous présenter une autre curiosité de notre île ? Je suis actuellement en train de travailler à un projet passionnant. Je ne suis pas loin d’avoir mis au point une nouvelle forme de vie, vous serez surprise...

La tenant toujours par l’épaule, il la conduisit jusqu’à une pièce où brûlaient plusieurs lampes à huile. Dans les fumées et l’odeur âcre, Maelivia décela effectivement plusieurs fourmis translucides, grosses comme la main, pourvues de mandibules imposantes en forme de pinces de crabe et dont l’abdomen se renflait à son extrémité en une poche à demi-remplie par un liquide laiteux.

— N’est-ce pas stupéfiant ! s’exclama Gruo en écartant son bras le plus loin du corps qu’il put pour désigner les fourmis.

— Certes, dit Maelivia, sans se départir de son calme. Puis elle ajouta taquine, en pensant à Nicophène et aux nicophons qui allaient bientôt voir le jour, mais je crois qu’à ce jeu-là je vous bats haut la main.

— Quelle outrecuidance, jeune fille ; de toute évidence, vous ne savez ce que vous dites, s’énerva Gruo. Il m’a fallu plusieurs années de travail pour mettre au point les Stakanoviskagru. C’est une évolution par rapport aux vers rongeurs. La pierre angulaire d’une nouvelle ère. Celle qui verra la société des îliens libérée. Le biologique nous offrira le droit à la paresse, au loisir, à la vie heureuse. La recherche sera pleinement reconnue et non plus crainte. On en acceptera les risques, conscients que le progrès n’a qu’un remède : lui-même.

— Mmmh …


— Quoi Mmmh ? l’interrogea Gruo. Ne pressens-tu pas, jeune fille, que la fourmi excavatrice, l’une des premières de son espèce, va permettre à nos membres d’être libérés des mines de plastique, sans pour autant perdre le bénéfice de la Parole. L’exploitation des plastines en sera facilitée. Cela nous offrira des perspectives inédites en termes de développement des savoirs.

Gruo s’interrompit pensif. Tout était imaginable, tout était réalisable et il était l’ouvrier patient, autant qu’exalté, de l’actualisation des possibles. Son bonheur aurait pu être total ; mais…

— « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » baragouina-t-il pour lui-même, avant de se laisser choir sur une chaise à la manière d’un paquet de linge sale.

Maelivia le regarda encore une fois. Qu’il était laid ! que pouvait bien lui trouver Grua ?


— Vous ne leur en avez pas parlé ? s’enquit-elle.

— Pas encore, avoua, penaud, le vieux Gruo. Depuis l’enlèvement de Grua, je doute de la sagesse du Conseil.

Juste pour le plaisir, Maelivia fronça les sourcils, menaçante. Gruo s’épongea de nouveau le front et le haut du crâne. Le mouchoir avait pris une teinte jaunâtre.

— C’est qu’il me reste quelques détails à régler.

— Comme ?

— Comme quoi ? questionna à son tour frère Troc qui les avait rejoints en clopinant et qui essayait de participer à la conversation.

— Elles creusent, mais elles mangent aussi… Oh, pas le bois de ktur… L’Immuable m’en garde. Mais…

— Mais … ?

— Eh bien, voilà, elles mangent le plastique, tout le plastique. C’est une catastrophe. Elles l’assimilent, je suppose.

Gruo se prit la tête entre les mains et sanglota bruyamment, avant d’ajouter :

— J’ai volé les stocks… Dans tous les dépôts disponibles sur l’île de Croix. Pour mes trois spécimens… s’ils l’apprennent… Le voile violet, je suis bon pour le voile violet. Oh, ma Grua, qu’ai-je fait, qu’ai-je encore fait ? N’aurais-je pas, inconsciemment, voulu te rejoindre… dans l’exil ? La mort était une issue à laquelle il ne pouvait se résoudre. La recherche se donnait-elle le luxe d’une fin ? Ne pourrait-il pas éternellement en parcourir le chemin ?


Sans plus faire aucun cas de ses hôtes, Gruo se remit à sa table de travail où il s’agita frénétiquement. Il avait prélevé un échantillon de kératine sur la fourmi et le plongeait successivement dans divers solutés et précipités grisâtres. Il épongea à nouveau son front oubliant, cette fois, le haut du crâne. Puis se souvenant de ces visiteurs devenus importuns, il les congédia en grognant, sans même les regarder, simplement en agitant les doigts de sa main gauche dans les airs.

Dans la pièce voisine, Maelivia et frère Troc se dévisageaient interloqués comme s’ils cherchaient à reprendre pied en s’évaluant l’un l’autre. C’est vrai qu’il a l’air passablement amoché, songea Maelivia en regardant alternativement l’arcade sourcilière ouverte de frère Troc, son nez, son épaule luxée, son bras et sa main blessée. Celui-ci rompit le silence.

— Il est bizarre, tu ne trouves pas ?

— Le problème, ce n’est pas qu’il soit bizarre, répondit du tac au tac Maelivia. Le problème, c’est qu’on comptait sur lui pour nous sauver.

— Mmmh.

— Et qu’en plus, on ne sait pas si Nicophène flotte ou coule, ajouta-t-elle pensive.

— Non, on ne sait pas, admit frère Troc, dubitatif.

— Et pour couronner le tout, tu ne m’as même pas gardé une coquille à noisette de mer, releva-t-elle tristement.

— Je crois que ce n’était pas mon jour, conclut-t-il avec dépit.

— Pas ta nuit, rectifia Maelivia, dont l’exigence vis-à-vis d’une approche rationnelle et méthodique des faits et du vocabulaire associé à leur description n’avait cessé de croître depuis qu’elle fréquentait Grua et Ombred’Or.

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