Chapitre LI : Des cheveux d'anges

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Où les femmes qui n’ont pour arme que leur chevelure se débattent pour sauver ce qui reste de Providence et cacher Radigan.

Les femmes se saisirent une nouvelle fois du corps meurtri de Providence. Elles le portaient à bout de bras pour le maintenir à distance d’elles, lui accordant pourtant tous les égards possibles, évitant qu’il ne penche d’un côté ou de l’autre, le glissant entre les toiles du kuva, s’interdisant de toucher les parois ou de l’y heurter. Elles arrivèrent dans la pièce réservée à Youpur. L’endroit était risqué mais aucune ne souhaitait héberger la dépouille sous le sol de sa propre chambre. Elles n’osaient pas non plus le déposer dans celle de Craon, de peur qu’il ne se doute de quelque chose si l’odeur de putréfaction venait à le déranger.

L’espace laissé vide par le kalinx était juste couvert par un tissu de mailles légères. L’air frais ne s’en dégageait pas. Tant mieux, il devait s’agir d’une prise d’air. Elles déposèrent la tête de Providence dans l’axe du trou en espérant que celui-ci ne formait pas un coude à quelques encoignures à peine de la sortie. Heureusement, ce n’était pas le cas. Le tunnel paraissait être plus vaste que ce à quoi elles s’étaient attendues, Providence s’enfonça mollement, emportée par le chuintement gourmand des grains de sable, dans les profondeurs des entrailles souterraines du campement.

Pendant que ses sœurs s’activaient aux cuisines avec les autres femmes, Galatée retourna chercher Radigan. Il étouffait sous l’amoncellement de linge qui le dissimulait. Il n’espérait qu’une chose, sortir à l’air libre, pouvoir se soulager, retrouver Nicophène, monter sur son dos et s’enfuir vers d’autres espaces temporels plus cléments. Mais il devait, dans un premier temps, échapper à la vigilance de Youpur et de ses hommes.

Galatée le conduisit aux fosses d’aisance. Quatre ou cinq trous creusés côte à côte et surmontés d’un minuscule tonneau de chtuvax tronqué par le milieu, constituaient tout le confort de ce petit cabinet commun aux différentes pièces du kuva des Rince-Coq. Sans imaginer tous les conflits et les tabous dont relevait l’usage de ce lieu, Radigan en usa, apaisé, conscient de n’avoir pas connu un tel luxe depuis son départ de Laborantina.

Gênée — d’habitude femmes et hommes ne se croisaient jamais en cet endroit, ce pourquoi on préférait souvent utiliser des pots individuels que l’on venait vider à heure fixe — Galatée se détourna prestement, faisant bruire autour d’elle les étoffes qui l’habillaient.

Sa carnation prenait des reflets crémeux et doré, mélange de timidité et des responsabilités, ou simple jeu des luminosités sur sa peau. Radigan lui tournait le dos et laissait s’écouler un jet dru dans le trou du sol. Il levait les yeux vers le haut du kuva. Les seules teintes ocres qu’il percevait était celles des peaux de gnouzk. Il se sentait libre. En comparaison de la satisfaction des nécessités du corps, la fuite avait la pâleur d’une illusion. Il fut saisi par la justesse de sa pensée et souhaita la partager immédiatement « Et si nous n’étions en fait prisonniers que de notre corps » dit-il en laborantinien à Galatée qui plissa le front car elle ne comprenait rien.

Radigan enserré dans la solitude tenta d’en briser les chaines et choisit pour mieux se faire comprendre de s’adresser à sa jeune hôtesse dans sa langue dont il maîtrisait maintenant quelques bribes Après tout, sans réseau neurovial, elle devait se sentir bien seule et tout aussi impuissante que lui. Il commença avec assurance et se heurta à ses connaissances lacunaires comme sur un mur.

— « Prisonnier », « jambe », « bras », « tête », articula-t-il. Il ne se souvenait pas, ou bien n’avait jamais appris comment dire corps.

Galatée fronça les sourcils. A coup sûr, il essayait de lui faire comprendre quelque chose. Au hasard, elle lui répondit.

— Non, pas ici. Les fosses sont presque pleines. Ça sent mauvais et puis, trop de monde y vient. Elle ajouta à voix basse, ne sachant pas vraiment si le ver nu comprendrait toutes les implications de ce qu’elle lui divulguait. Je vais te mettre à côté du corps de Providence.

Radigan n’avait rien compris. Le seul mot « Providence » le plongeait dans un état de panique douloureux. Il avait conscience d’avoir mal agi envers elle et ce malgré les bonnes intentions dont il ne s’était jamais départi. Il l’avait prise pour une créature or, elle s’était révélé un être pensant. Elle était capable de ressentir des émotions et d’en infliger. Il avait personnellement tâté de son ressentiment… il en avait encore la marque au creux du dos. Mais, cela n’était rien au regard de ce qu’elle avait finalement subi.

Youpur l’avait sauvagement assassinée. Habilement, il s’était arrangé pour que ce soit Radigan qui porte toute la responsabilité du meurtre. Pourchassé, obligé de se cacher, Radigan s’interrogeait. Dans quelle mesure était-il effectivement responsable de la fin douloureuse de Providence ?

Les atermoiements de sa conscience et sa culpabilité l’accompagnèrent, à la suite de Galatée, jusque dans la chambre de Youpur. La jeune fille souleva une cotonnade au coin de la pièce, et désigna le trou de kalinx, ainsi découvert, de sa main délicieusement mordorée.

— Descends là-dedans et vois si tu as la place pour t’y tenir.

Radigan, comprenant qu’il s’agissait d’une nouvelle cachette, se laissa tomber les pieds devant entre les parois béantes.

— Je t’apporterai à manger, lui glissa Galatée sans plus le voir, constatant que, tout comme celui de Providence, le corps du ver nu avait été à son tour avalé par la terre.

Il voulut répondre, mais des grains de sable s’insinuèrent entre ses lèvres, roulant sur sa langue. Il referma la bouche. Le sable crissait entre ses dents bien qu’il eût tenté à plusieurs reprises de déglutir et de cracher pour s’en débarrasser.

Sa chute se prolongeait. Comment ces barbares avaient-ils pu creuser le sol si profondément, le temps d’un seul campement ? A Laborantina, l’art de creuser ou de consolider des galeries relevait exclusivement de la recherche biologique. Mais ici, avec leurs épées, leurs cuillères et leurs lances en bois de ktur, par quels artifices les parois mouvantes pouvaient-elles se maintenir. S’il n’avait senti le sol se dérober sous ses jambes puis sous son ventre, Radigan aurait craint de périr étouffé, enterré vivant, sous le sable.

Il tomba dans le vide et atterrit sur une masse molle. Grâce à quoi, il ne se fit pas mal. Assis sur cet amas légèrement poisseux, Radigan ressassait les derniers évènements, et les réflexions qui en découlaient logiquement.

Il avait pris la décision de ne pas implémenter ses données sur le réseau neurovial dont il doutait maintenant de la fiabilité. Ainsi les portait-il en lui, incapable de s’en débarrasser ni même de les dépasser en accédant à une globalité rassurante ; car le sens réside dans l’unité du tout.

Remâchant ses pensées pour en tirer la substantifique moelle, il essayait d’expulser un à un les grains de sable de sa bouche en crachouillant autour de lui. Il eut bientôt la langue suffisamment sèche, pour se souvenir qu’à aucun moment, il ne s’était soucié d’emporter un peu d’eau avec lui. Le coude plié sur les genoux, les pieds appuyés sur leurs pointes et légèrement rentrés sous l’angle formé par ses jambes avec le sol, il posa son menton dans sa paume. La tête ainsi soutenue par le ferme étai de son radius, il rumina la trame des servitudes humaines.

Pour briser le cercle clos de ses pensées, pressé par la soif et la volonté de s’en sortir, comme d’accomplir sa mission : relier les hommes à travers les âges dans la vérité de la Parole au sein du réseau neurovial, il se leva énergiquement. Le sommet de son crâne heurta avec force la paroi supérieure de la cavité où il se trouvait. Assommé par le choc, il tomba en avant s’étalant de tout son long. Un filet de sable s’écoula du haut du tunnel jusqu’à lui, le recouvrant partiellement. Une lumière dorée descendit alors jusqu’au fond du trou. Elle éclairait bien mieux que toutes les vérités le visage doux et fin de Radigan, révélant à travers une barbe naissante la délicatesse d’une peau élastique.

Dans l’ombre, l’amas de chairs et de tissus qui n’était plus vraiment Providence, mais pas encore vraiment autre chose, fermait l’accès à une seconde galerie ou un kalinx fouisseur terminait placidement sa sieste.

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Defetina était revenue des cuisines avec trois sacs de viandes séchées.

— Pourquoi n’as-tu pas pris de la viande fraîche ? l’interrogea Ganaléa.

— Il n’y en avait pas, répondit Defetina. Il faudra faire avec celle-ci.

Ganaléa fit la moue. Le grand rassemblement commençait à peine et il n’y avait déjà plus de viande dans les réserves ? Elle se souvint qu’on avait tué les derniers gnouzk lors de la marche vers le Rocher Bleu. Leur pas lent ralentissait la caravane. Les carcasses avaient été dépecées et désossées à la va-vite, et les morceaux mis à sécher sur les raquettes où les hommes traînaient leurs bagages. La viande ne serait pas des plus tendres. Après tout, à bien y réfléchir, Providence n’était pas non plus de toute première fraicheur.

Il fallait plonger les morceaux dans l’eau, les laisser s’imbiber. On cuisinerait un ragoût et on mettrait beaucoup d’épices.

Galatée préleva quelques morceaux de viande séchée. Elle courut les porter au ver nu. Elle l’appela plusieurs fois à voix basse mais n’obtint pas de réponse. Elle n’osa parler plus fort de peur d’être entendue par d’autres. Alors, elle engouffra son bras aussi loin qu’elle le put à l’intérieur du trou, déposa la viande séchée, puis, tremblante retira sa main. Elle ne savait pas ce qu’elle aurait le plus redouté. Que Youpur franchisse le seuil du kuva et la surprenne ainsi agenouillée — quel prétexte aurait-elle bien pu trouver pour justifier sa présence ici et de quoi aurait-il été capable ? — ou que ses doigts rencontrent, dans le noir, l’étoffe qui couvrait Providence.

Il est des cadavres enterrés dont on préfère ne pas recroiser le chemin, tant leur passage sur terre les a fait trébucher jusqu’à les couvrir de poussière. Plus simple à ignorer qu’à brûler, sans rédemption, comme si leurs cendres pouvaient, de leur sombre destin, ternir l’horizon des vivants. Galatée insouciante, telle une étoile dans la nuit, effaça la larme qui pointait à la commissure de ses yeux.

Elle se redressa. Pensa, pour elle-même et afin de sortir plus vite, « il trouvera bien », et rejoignit les femmes.

Elles étaient en train d’empiler les calebasses pour le service. Galatée venait à peine de se saisir d’une pile, quand Béka se pencha sur elle en laissant tomber le rideau de ses cheveux pour, dissimulée derrière ce paravent vivant, lui demander :

— Il est caché, il a tout ce dont il a besoin ?

— Assurément, murmura Galatée à l’oreille de sa grande sœur. J’ai fait au mieux.

En silence Béka reprit, de ses mains agiles, la toile de son épaisse chevelure et noua à l’arrière de sa nuque cette ramure vivante qui l’auréolait d’ombres.

Qu’elle est belle ! pensa Youpur qui franchissait à cet instant le pas de la cour intérieure. Il s’arrêta sur cette cascade d’ambre qui, lorsqu’on remontait à sa source, découvrait une gorge énergique, un cou large et solide où il aimerait à poser ses mains, plus tard, lorsqu’ils seraient mariés. Puis, son regard coula sur la cadette. Plus ronde, plus douce, plus claire de peau aussi. Il aurait plaisir à plier ce rossignol chantant à des airs plus sérieux. Ganaléa poussa du pied le dernier des sacs vides dans le feu sous la marmite. Elle ne savait pas dans quelle mesure Youpur était au courant ou non des manigances de son père. Elle ne savait pas non plus si elle devait s’en protéger ou l’en protéger, lui.

Dans tous les cas, le secret lui paraissait être le meilleur moyen de surmonter les évènements et de colmater les failles qu’ils ouvraient dans la succession des choses. Youpur était à la fois un obstacle entre le pouvoir et son fils mais aussi, maintenant, un rempart entre Alexandar et la folie naissante de Craon. Elle avala sa salive, digérant du même coup les heures d’humiliation que lui avait à dessein fait subir Grua et répondit d’une voix douce :

— Ta mère est dans son kuva, elle se repose. Tu peux aller la voir.

Youpur grogna. Cela lui souciait peu. Il voulait le ver nu. Dès qu’il le tiendrait, il le dépècerait vivant. Il s’en ferait une cape de cuir comme celle de la combinaison qu’il lui avait ravie et qu’il gardait depuis au pied de son lit, à la place des tapisseries que sa mère lui avait ôtées avant de le renier.

— Elle est avec Luanda, reprit Ganaléa. Les évènements s’étant précipités, nous les avons couchées ensemble, s’excusa-t-elle avec une contrition forcée.

Luanda… Youpur sentit les poils de son bras et de sa nuque se soulever. Il rabattit la peau de gnouzk sans répondre et se dirigea vers la chambre où dormait sa mère. Luanda était là, allongée. Il souleva l’étoffe qui la couvrait, elle était nue, elle était belle. Il posa son doigt à la naissance de son oreille, le descendit le long de la mâchoire, puis sur ses lèvres qu’il entrouvrit légèrement avant de descendre en une ligne droite le long de la trachée, entre ses seins, jusqu’à son nombril. Que n’eut-il eu une lame pour ouvrir ce corps à son tour. Bien plus beau que celui de Providence.

Dérangée dans son sommeil, comme écartelée, aux mains d’une peur devenue trop vive, Luanda frémit et ses cils se froissèrent. Par quels rêves étranges était-elle parcourue ? Son pied en bougeant vint heurter le mollet de Burla qui grommela dans la caverne morne de son endormissement.

Youpur détacha sa main du corps de sa promise et se la passa dans les cheveux, visiblement satisfait de ses projets. Après le meurtre public du ver nu, ou même avant, si la capture tardait trop, il épouserait les filles de Raboundar. Il en userait à sa guise. Les sœurs seraient siennes et Luanda serait, à son service, la dernière d’entre elles.

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Au fond du trou, Radigan reprenait ses esprits. Nulle lumière n’éclairait plus son visage. L’obscurité seule était sa compagne. Il tâtonna un moment. Trouva étrange le paquet mou sur lequel il était tombé. Ne parvint pas à l’ouvrir. Les cordes en étaient trop solides et trop serrées. Il s’y cassa les ongles. Puis, examinant de la pulpe de ses doigts la paroi haute de la cavité, il lui sembla repérer l’espace par lequel il y était tombé. Il traîna l’étrange paquet en dessous, et ainsi juché sur Providence, il parvint à se hisser suffisamment pour récupérer un chiffon dans lequel il découvrit trois larges morceaux de viande séchée.

Il eut beau chercher, il ne trouva aucune gourde d’eau et, tendant l’oreille, saisit le son étouffé d’une respiration. Pour ne pas céder au désespoir, assis sur Providence, il entama la pièce de gnouzk séché. Heureusement, la viande n’avait pas été salée.

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