Chapitre L : Ce n’est qu’un au revoir

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Ou l’on quitte l’île de la Fournaise pour tenter de retrouver Gruo.


Frère Troc rejoignit Maelivia à grandes enjambées. Il avait revêtu lui aussi sa robe de bure.

Grua frissonna. Habillé ainsi, il était tellement semblable aux autres moines que tous les projets qu’ils avaient échafaudés ensemble lui paraissaient s’évanouir à la lumière de ce matin nouveau. Pareils en cela aux traces d’humidité sur le sable qui s’évaporent, happées par l’inéluctable touffeur des journées sans lune. Une illusion brulée par le soleil.


— Ne t’inquiète pas, la rassura-t-il en déposant un baiser fraternel sur son front ridé par l’anxiété, l’habit ne fait pas le moine.

Puis, après avoir échangé un sourire de connivence avec Maelivia, il enfourcha à son tour Nicophène et se plaqua contre la jeune fille.

— Tu as bien grandi depuis la dernière fois, lui dit-il.

— Oui, répondit-elle, j’en suis convaincue. J’espère que le voyage ne sera pas trop long. Dans les airs cela devrait être plus rapide qu’en marchant sur l’eau.

— Et moi, j’espère que tu n’as pas négligé ton entraînement au maniement des gourdes. On dit que la marche sur l’eau ne s’oublie pas. Mais la dextérité et la vigilance doivent s’entretenir si on ne souhaite pas périr englouti, ou étouffé par le baiser glouton d’une faille.

— T’inquiète pas, je maîtrise lança Maelivia en riant.


Les deux amis devisèrent encore quelques instants sur les qualités nécessaires à la marche sur l’eau. Ils retrouvaient une proximité qu’ils n’avaient plus connue depuis leur arrivée sur l’île de la Fournaise et, plus exactement, depuis qu’ils avaient retrouvé le fourmillage du grand voyage. Frère Troc avait dû tuer trois de ses frères. Il n’assumait pas son acte. Il en était douloureusement affecté et en avait honte.

Au contraire, Maelivia avait considéré leur assassinat comme un mal nécessaire. Ces moines, elle ne les avait jamais vraiment considérés comme des personnes. Elle ne leur avait jamais parlé, ne les avait jamais attendus. Pour elle, ils étaient des symboles d’une force contraignante et malsaine qui lui avait ravi Khala. Elle ne leur reconnaissait aucun droit. Ils étaient choses plus qu’ils n’étaient hommes.

Pour frère Troc, ils étaient la Parole avant d’être des frères, avant d’être des hommes. Son acte était un sacrilège, il avait le sentiment d’avoir failli à sa mission.

Deux grands voyages si différents dans leur finalité se rencontraient ici, et la vie se heurtait à la mort contre tout espoir d’unité.


Maelivia en voulait à frère Troc de ne pas brandir l’étendard du courage et de sombrer dans la culpabilité. Elle l’avait vu vaciller. Ils avaient marché pendant tant de temps dans les brumes et les mirages des mers de sel, à la recherche de la liberté. Et lorsqu’ils l’avaient rencontrée… enfin provoquée, la confiance de frère Troc s’était effondrée sous son poids.

Quelques battements d’ailes suffirent à Nicophène pour s’élever au-dessus de la clairière. En son centre Grua, pas plus grosse qu’une fourmi, agitait la main. Elle allait la poser sur son front en signe de salut à l’Immuable mais, arrêtant son geste, essuya finalement les gouttes de sueur qui perlaient à la racine de ses cheveux gris. Il avait été stupide de sa part d’espérer partir. Elle n’était jamais montée sur le bicéphale, n’avait aucun sens de l’orientation et ne savait pas marcher sur l’eau. Comment dans ces conditions aurait-elle pu aller chercher le vieux Gruo ? Il aurait fallu que Nicophène la dépose directement sur l’île, côté falaise, entre deux plantations de bois de ktur. Dans une des clairières artificielles où les vers rongeurs avaient arasé jusqu’aux extrémités des radicelles…

Elle ne savait pas encore qu’on avait surnommé ces endroits les gruyères en raison des trous dans la roche qu’avaient laissés vacants les racines disparues. Ces fromages, peu prisés dans les îles des Suburbs, avaient tendance à suinter et à fondre à peine sortis des eaux fraîches de la source. Ils étaient traditionnellement empaquetés dans des feuilles de cèdres palmiers qui, en leur donnant un arrière-goût de résine, contrebalançaient à peine leur saveur rance et piquante. Grua ne supportait pas le fromage. Allez savoir pourquoi, Gruo en raffolait.

Debout, seule face au ciel de l’île de la Fournaise, Grua pleurait. De peur, de joie, d’espoir… Les souvenirs remontaient en elle. Elle était un volcan, un rêve, une colonne de fumée. Elle était avec Maelivia, frère Troc et Nicophène. Comment pourraient-ils approcher l’île ? La silhouette de l’animal

ne passait pas facilement inaperçue dans un ciel plombé de chaleur. De nuit, sa luminescence le trahirait tout autant… Le meilleur moyen pour voler entre les îles Suburbs sans être repéré était de le faire aux premières lueurs du jour. Au moment où les brumes recouvrent les mers de sel d’un voile chaste, avant les grands mensonges des mirages.


Ombred’Or s’approcha doucement, elle avait vu partir ses amis, mais n’avait pas souhaité les distraire. Elle n’aimait pas les adieux. Elle rassura pourtant Grua.

— Ne sois pas triste, ils reviendront.

Grua hocha la tête, puis tout en se redressant, elle brandit sa main gauche et, tout en posant son index sur chacun de ses doigts, elle énuméra les différentes tâches qu’elles devraient réaliser.

Il fallait réhabiliter l’enclos des écervelés en y adjoignant un filet solidement tressé — elle n’avait pas apprécié l’épisode de la bana-coco et se méfiait de leurs initiatives — et, de plus, qui sait à quoi ressembleraient les nicophons. Les enfermer dans un espace sécure, ou sécuriser l’espace autour d’eux serait peut-être une nécessité.

Elle envisageait ensuite d’optimiser le système d’accès à l’eau, en la conduisant jusqu’à la clairière grâce à un réseau de tiges de bambou imbriquées.

Elle voulait identifier de nouveaux lieux de cueillette et, pourquoi ne pas réfléchir à de nouvelles sources d’approvisionnement en nourriture ? Si de nombreux écervelés venaient à se joindre à eux sur l’île de la Fournaise, le quotidien ne serait peut-être pas des plus simples. Seuls d’importants efforts en amont de leur arrivée permettraient de pallier les difficultés de la vie insulaire.


Pendant ce temps, Khala, accroupie au pied de l’arbre où elle avait son nid, restait silencieuse. Elle perdait une nouvelle fois cette petite fille dont elle avait eu la garde. Maelivia partait pour les mines de plastique ! Elle n’avait à aucun moment pu, ou su, la protéger ni d’elle-même, ni des autres nourrices hommes ou femmes. Là-bas le pire attendait la fillette. Elle se souvenait d’un labeur dur, abrutissant qui vous rongeait de l’intérieur, vous usait prématurément et vous rendait étranger à vous-même. Le quotidien vous désincarnait mieux que la mort, ne laissant de vos espoirs, de votre jeunesse qu’une chrysalide vide et sèche avec laquelle vous deviez composer ensuite pour le restant de votre vie.

Maelivia mesurait-elle les montagnes d'ennuis, de privations et de fatigue qui habitaient le peuple des îliens au midi de sa vie ? Non elle ne voyait dans les mines de plastique qu’un moyen de subsistance, alors qu’elles étaient le prix à payer pour leur survie. Leur purgatoire, et leur enfer.

Les iliens avaient survécu aux heures chaudes du jour à ce prix. Qu’étaient-ils en train de faire ? Avaient-ils raison de s’élever contre l’état des choses ? Si terrible que soit leur monde, il leur avait permis de vaincre le péril des rats pendant la guerre de la faim, après les grands cataclysmes.

Khala se souvenait du plaisir éprouvé pendant les cérémonies de la source. Ce sentiment d’unité, qui les portait au-delà d’eux-mêmes dans la conscience du Tout et de la Communauté, la constituait autant que ses bras ou ses jambes. Le lien qui les unissait malgré la distance et l’individualité de leurs corps n’était-il qu’un leurre ? Elle frémit.

Chacune de ses vertèbres heurtait la suivante, dans une crampe douloureuse qui ployait son cou et contractait ses mâchoires. Elle aurait voulu réussir à desserrer ses molaires pour articuler « Unis je suis, je reste et je demeure, unis, grâce à vous je vis ». Mais, y fût-elle parvenue que les mots se seraient égrenés au sortir de sa bouche comme découpés froidement par le tranchant de ses incisives.

Elle attrapa de la main la racine de l’arbre à laquelle elle s’était adossée. L’écorce était douce et ferme et noueuse. Elle aurait cru sentir là, dans la sienne, la main de la vieille Bhor. En face d’elle, une ombre s’avançait, indéfinie, menaçante… quand la silhouette dont elle se souvenait occulta la lumière du jour qui descendait d’entre les feuilles jusqu’à elle, elle vit de nouveau s’abattre sur son front l’ombre du voile violet porté à bout de bras par le gros Blonx. Celui-ci avançait souriant, le voile cachant son ventre, révélant toute l’hypocrisie de sa bienveillante sérénité.

Khala se mordit la lèvre jusqu’au sang. L'effroi la glaçait tout entière.


Glupi s’avançait en sautillant. Elle trainait derrière elle une grande feuille de Gonax qu’elle déposa sur les épaules de la nourrice. Puis, elle passa ses doigts usés sur les lèvres de la nourrice les maculant de sang. Alors, elle posa l’index et le majeur sur ses pommettes et marqua deux lignes en diagonales, de l’arête du nez à l’extérieur de la joue.

Elle fixa alors Khala dont la respiration s’était apaisée, et celle-ci entendit distinctement « le lien, c’est nous », avant de sombrer dans l’inconscience. Un sommeil d’épuisement, un relâchement des nerfs après des jours d’effort et d’activité qui n’avaient que trop tiré sur ses forces déclinantes.

Le déchirement, elle l’avait ressenti avec une telle intensité, ce jour maudit où Maelivia était entrée dans la source consacrée, qu’elle avait bien cru perdre la raison. Oh, pas à la manière des écervelés — en était-elle sûre ? — d’une autre façon. Plus sombre. Un désespoir qui se frayait un chemin dans son âme disloquée par la douleur.

Elle revoyait cette femme, si jeune, si belle. Ses longues nattes de cheveux noirs et ses seins encore gonflés par la maternité et l’allaitement. Elle se revoyait en train d’ôter Didi aux bras fragiles de cette madone. Elle se sentait saisir la main délicate de Maelivia dont les grands yeux verts passaient de l’une à l’autre des deux femmes, après s’être écarquillés d’admiration devant de simples fleurs blanches qu’elle avait ensuite glissées précautionneusement dans la chevelure de sa mère adoptive. Quel pouvait être le poids du lien ? Dans son sommeil hanté de rêves et de souvenirs, Khalaba grelottait. Glupi réajusta sur elle la feuille de gonax.

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Maelivia ne s’était pas attachée un instant à l’idée qu’elle retrouverait certainement ses parents adoptifs. Elle n’aurait pas su quoi leur dire. La détresse qu’elle avait ressentie en laissant Didi le jour où elle avait quitté l’île de la Communion, était-elle semblable à celle qu’avait pu éprouver sa mère à l’époque ? Elle en doutait.

Frère Troc en se remémorant le meurtre de ses frères moines avait pleuré. Pouvait-elle aussi pleurer ce crime ? Devait-elle le regretter ou juste le porter comme une seconde peau dont on s’habille ensuite pour avoir le cuir plus dur, la stature plus solide. Etait-ce ça devenir adulte ? Modeler avec des sentiments la conscience de ce qui doit se faire, de ce que l’on ne fait pas ?

Elle releva le nez, huma l’air brûlant qui épuisait les brumes et claqua des talons, effleurant de ses pieds nus le rachis des plumes qui couvraient le dos de Nicophène.

— Plus vite, hurla-t-elle, les brumes se dissipent.

L’oiseau redoubla de vigueur. Fouettant la crête des nuages de sa queue de kangourou avant de plonger sous les brumes et de glisser sur l’eau sur des mètres et des mètres.

Le bicéphale flottait plaqué derrière la ligne d’horizon, sur le miroir liquide, entouré des mirages découpés dans les airs par la chaleur torride. A l’ombre du chapeau tressé, Maelivia et frère Troc attendaient la nuit. Ils ne parlaient pas. Maelivia semblait avoir oublié jusqu’à l’existence des nicophons. Elle qui d’habitude l’assommait de questions n’adressait plus la parole à la créature.

Nicophène résigné, laissait tremper ses serres dans l’eau tiède, à peine conscient de la morsure du sel. Il se concentrait sur sa poche. Recelait-elle déjà quelques embryons improbables ? Il imaginait un ou plusieurs grains de sable gorgés d’eau, gonflant de manière exponentielle, tels des fruits trop mûrs menaçant d’éclater. Se pouvait-il déjà que la division cellulaire ait commencé ? Il visualisait les blastodisques en train de se diviser et de se recomposer. Chacun créant à son échelle la toile probabiliste de noyaux multiples. Chacun portant une bribe d’être en puissance, la réalisation d’un possible s’appuyant sur un autre existant jusqu’à devenir une singularité. La symbiose de deux capacités en obérait six autres. Quel étrange mécanisme qui, de choix borgnes en choix aveugles, conduit à la vie, songea Nicophène, inconscient qu’au plus profond de sa poche, entre une pierre plate, une coco creuse d’huile de palme et un vieux chiffon crasseux qui avait été autrefois une combinaison blanche, se rejouait à toute petite échelle l’histoire de l’évolution. Six embryons au stade larvaire commençaient leur gastrulation, chacun développant un blastoderme propre qui, tout en les différenciant les uns des autres, présageait de leur forme à venir en leur attribuant une tête au pôle animal et une queue au pôle végétal.


La nuit tomba et, avant que la première des lunes ne monte dans le ciel, Maelivia chaussa ses gourdes afin de se laisser glisser du dos du bicéphale endormi sur l’encre des mers de sel.

— Tu es certain que même en veille il ne va pas couler, s’enquit-elle auprès de frère Troc, anxieuse de voir le bec d’aigle plonger mollement dans l’eau.

— Heu… non, enfin si… répondit Radigan en portant un regard nouveau et légèrement inquiet sur la silhouette massive du bicélophale. Enfin, je crois…

— Ce n’est pas parce qu’il vole qu’il flotte, affirma Maelivia dubitative.

— En fait… je ne sais pas, avoua Radigan qui décidément se rendait compte qu’il connaissait bien mal sa créature et la manière dont elle avait évolué depuis la fois où pas plus grosse qu’un œuf d’autruche Jugantur avait failli la noyer dans un bain d’acide.

— De toute façon, il est trop tard pour se poser la question, déclara la jeune fille, en traînant son chapeau à larges bords jusqu’à la tête de Nicophène qu’elle souleva hors de l’eau et qu’elle cala sur les fibres de coco tressées. Elle prit ensuite la main que lui tendait frère Troc et s’élança sur la mer en direction de la côte de l’île de Croix. Elle devait presque le tirer. Celui-ci s’était retourné et contemplait la queue de kangourou qui, abandonnée, à moitié immergée dans l’eau, éclairait d’une lumière verte et jaune l’immensité sombre de fonds marins inconnus.

— On verra bien demain, si on revient ! lança-t-elle par-dessus son épaule à l’adresse de frère Troc.

— Oui, on verra bien, lui répondit-il en écho, tout en reprenant avec aisance les mouvements glissés caractéristiques de la marche sur l’eau. Il se sentait, au fur et à mesure qu’il s’éloignait, un pincement douloureux au creux du cœur. Pouvait-on s’attacher à une créature ? Avait-il peur de ne pas revenir ou appréhendait-il le moment où il lui faudrait à son tour repartir, laissant seule Maelivia aux abords des mines de plastique, ces gouffres creusés de mains humaines dans les profondeurs des mers de sel. Ces tunnels obscurs, si bien aménagés et qui lui avaient semblés si familiers, si rassurants avant, avant le Grand voyage. Du temps où il était et résidait à Laborantina.

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