Chapitre XLII : La révolte de Nicophène

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Où Maelivia renouvelle des expériences malheureuses tout en s’interrogeant sur la meilleure manière d’en dénombrer les résultats.


Maelivia caressait de la main le museau de Nicophène qui lui répondait par un ronronnement à la fois lourd et profond. Paupières mi closes, bec glissé sous une pince, toute sa carcasse protéiforme vibrait doucement. Dans cet échange sans paroles, elle s’amusait de le voir si paisible. En ces instants privilégiés, rien ne laissait deviner la machine de guerre qu’il pouvait devenir.

Troc contemplait le bicéphale et sa protégée. Il estimait l’animal, pourtant il ne l’avait jamais considéré autrement que comme une simple créature. Terriblement perfectionnée certes, mais élaborée pour servir et, détail non négligeable, voyager dans le temps.

La fillette, qui n’avait jamais été servie par des créatures, avait noué un lien affectif avec la bête. Elle était d’ailleurs toujours en train de lui parler dans une langue ou dans une autre. La plupart du temps, elle se penchait vers l’une des oreilles du lion qu’elle protégeait de sa main afin de pouvoir dégoiser à son aise, sans être entendue par les écervelés qui répétaient tout, ni par les fondateurs pour lesquels elle avait une grande estime, mais qui essayaient maladroitement de l’éduquer, ce qu’elle n’appréciait pas toujours.

Par un renversement des rôles propre à son âge, où l’on apprend à être adulte en rejouant les comportements des aînés, elle se fit un devoir de transmettre à son tour ses connaissances à Nicophène. D’abord, celles acquises sur l’île de la Communion : elle était incollable pour débusquer le chronk dont l’odeur entêtante ne la dérangeait presque plus.


C’est là un des grands avantages de l’odorat humain, il s’adapte progressivement à toutes les odeurs. Baignés dans l’atmosphère lourde et saturée du parfum répulsif, les nez des îliens se glissèrent peu à peu dans ce cauchemar olfactif avec des délicatesses d’habitués. Pour ceux qui avaient gardé leur tête et leur odorat, la vie devenait, sur cette île nauséabonde, non seulement possible mais presque agréable.

Ainsi Maelivia, juchée sur le dos de Nicophène, prenait plaisir à plonger dans les branchages où elle se déplaçait ensuite en sautant de branches en branches et en grimpant. Elle avait acquis une grande agilité à force de suivre Glupi, et s’en servait pour débusquer les chronks à même le nid et risquer sa vie quotidiennement dans des cascades et des escalades de plus en plus improbables.

Il arrivait souvent qu’elle trouve des œufs. Cela lui donna l’idée de retenter une vieille expérience qu’elle n’avait malheureusement pas eu le loisir de voir aboutir. Les circonstances étaient différentes aujourd’hui, elle y vit l’occasion renouvelée d’apprivoiser les volatiles.


Son emploi du temps était chargé, mais elle arriverait bien à s’organiser. Il ne lui vint pas à l’esprit de se demander pourquoi cette action lui paraissait absolument nécessaire. Devrait-elle s’embarrasser, comme les adultes le faisaient, en cherchant des justifications à chacun de ses actes ? A peine les grandes personnes commençaient-elles à expliquer ou à faire quelque chose, qu’elles devaient déjà en avoir fait le tour. Ombred’Or, par exemple, n’écrivait que ce qu’elle connaissait déjà. Khalaba cuisinait, organisait, préparait, toujours dans un but précis : nourrir, sécuriser, survivre. Non qu’elle trouvât que ces objectifs ne fussent pas honorables, ils ne la satisfaisaient pas totalement. La vie ne pouvait être cet amoncellement entremêlé d’obligations se suffisant à elles-mêmes. Elle y voyait l’image d’un serpent obèse perpétuellement affamé de son propre corps. Il ne pouvait dévier de son cercle cannibale, trop occupé à optimiser ses apports en fonction de sa nécessaire poussée. La vie ainsi conçue s’usait à se perpétuer. Et cela paraissait totalement absurde à Maelivia.

Elle se demanda si Grua pouvait développer une approche différente des choses. Cette dernière lui avait expliqué comment, plus jeune, elle avait créé les premières pousses de ktur. Là encore, elle répondait aux besoins déterminés et exprimés par les marchands. Bien que le bois de ktur ait été une réelle nouveauté, son invention, si complexe fût-elle, s’insérait dans la même démarche poussive que celle imaginée par Maelivia sous la forme d’un serpent se mordant la queue. Ce qui attirait Maelivia, c’était toute action ou toute attitude qui puisse s’extraire du cercle de la nécessité. Elle voulait agir librement, sans être contrainte par la connaissance a priori du résultat de ses actes. Elle voulait apprivoiser des chronks quitte à échouer une seconde fois !


Que ferait-elle si elle y parvenait ? Elle n’en avait aucune idée, elle verrait bien. Elle assumerait. Elle se laisserait surprendre. Qui sait ?

Elle avait donc réuni et caché huit oeufs de chronk et désigné Nicophène comme complice. Elle lui glissait à l’oreille ses consignes.

— C’est simple tu restes auprès des œufs et tu les couves.

— C’est pas passionnant, répliquait périodiquement Nicophène.

— Mais si tu verras, lui rétorquait Maelivia qui avait tendance à confondre ses objectifs avec l’intérêt des autres.

Rester auprès des œufs et les couver ne fut pas une mince affaire : cinq œufs furent écrasés avant que Nicophène trouve une position confortable.

— Tout le monde n’est pas doué pour la science, lui glissa avec aigreur une Maelivia dépitée. Tache de leur parler ! lui ordonna t’elle ensuite, car elle avait abusivement déduit de ses conversations avec le bicéphale qu’il était possible de communiquer de la même manière avec tous les animaux, pour peu qu’on les y prépare suffisamment tôt.

En parallèle de ses libres expérimentations, Maelivia progressait dans l’apprentissage de la chose écrite. Elle aborda les chiffres en même temps que Grua, qui fut tout de suite enthousiaste, et s’y montra même plus habile. Passer d’une abstraction à une autre fut, pour elle, beaucoup plus facile que ne l’avait été le saut de la réalité à ses représentations.


Maelivia profitait des séances de couvage, qu’elle imposait quasi quotidiennement à Nicophène, pour l’entretenir de l’objet de ses études. Il se montra un élève particulièrement vif et put lui annoncer fièrement qu’il lui restait encore deux œufs de chronk suite à un léger accident de positionnement.

Quand Glupi vint s’emparer d’un des derniers spécimens intacts pour décorer son nid, Maelivia lui courut après. La petite fille et la vieille dame en vinrent aux mains. Nicophène, abandonnant le dernier œuf tenta d’intervenir en séparant les deux protagonistes avant qu’elles ne s’écharpent. Tandis qu’il les maintenait en utilisant le plus délicatement possible ses pinces de homard, l’œuf dont chacune avait tenté de s’emparer, laissé à la seule force de la gravité, roula vers un destin funeste, sur une petite fumerolle au-dessus de laquelle il oscilla un moment avant de s’immobiliser. Maelivia voyant qu’il lui échappait de nouveau se mit à pleurer. Glupi, indignée, glupissait de fâcheuse manière et Nicophène ne put que l’inviter à surveiller son langage. Il essaya d’aller chercher l’œuf mais, aussitôt qu’il relâcha son emprise les deux combattantes s’invectivèrent. Alors que cinq expressions, particulièrement injurieuses, qui lui étaient restées inconnues à ce jour venaient s’engraver dans son circuit mémoriel, il revint vers la vieille femme et la jeune fille, saisit la première par sa ceinture de corde et la seconde par le col de sa robe de bure et les posa d’un côté et de l’autre de l’œuf de chronk qui cuisait à petit feu sur la fumerolle. L’une et l’autre tentèrent de s’en emparer. L’une et l’autre se brûlèrent, ce qui les calma incontinent.

C’était fichu. Tant d’efforts pour en arriver là ! Maelivia lisait le reproche dans l’oeil de Nicophène. Elle darda aussitôt le regard le plus sombre, que lui permettaient ses yeux vert d’eau, sur Glupi qui haussa les épaules et fit mine de se retourner.

Un échec n’arrêtait jamais Maelivia et constituait même souvent l’aliment de sa curiosité. A peine eut-elle pouffé bruyamment qu’elle contempla de nouveau l’œuf.

— On a qu’à tout recommencer, dit-elle à Nicophène.

— Non, lui répondit-il.

— Non ?

Nicophène ne répondit pas. Le silence se fit pesant.

L’œuf entre eux était de forme ovoïde, gros comme une main et deux phalanges. Les taches brun vert qui le confondaient avec les feuillages dont étaient habituellement constitués les nids de chronks, avaient cédé la place à des gris mordorés dans lesquels les jets de vapeur découpaient des traînées bleutées. Maelivia glissa quelques mots à Nicophène qui en grommelant poussa d’un geste vif l’œuf en dehors du cratère. Celui-ci reprit sa course de plus belle au milieu des aiguilles de cèdres-palmiers qui jonchaient le sol en cet endroit de l’île.

Les trois amis se regardèrent puis coururent après lui. Nicophène arriva le premier en deux sauts, suivi de Maelivia et de Glupi qui démontrait encore une fois un tonus étonnants pour son âge avancé. La coquille s’était brisée. On entrapercevait à l’intérieur un oisillon gélatineux replié sur lui-même, dont le fumet léger vint agréablement chatouiller les narines de Maelivia. Dès que la vapeur cessa de s’en échapper, elle le toucha du doigt. La consistance en était ferme et lisse, la chair se détachait en petites parcelles luisantes et roses. Maelivia au risque de se brûler de nouveau, y plongea plus avant la main. L’oiseau en germe n’avait en guise d’os que de souples cartilages. Le bec n’était encore qu’une flaque d’or sur une peau souple, comme une trace de pollen à la surface d’une fleur. Oubliant toute considération artistique elle ramena sa main à la bouche pour goûter un morceau de cette sculpture mouvante, qui s’enfonçait sous le doigt et se refermait à son départ. Depuis qu’elle était sur l’île de la Fournaise, elle n’avait mangé que du chronk et des fruits. Du chronk grillé, du chronk rôti. Le chronk cru était, quant à lui, absolument immangeable à cause de l’odeur que sa chair dégageait. Au contraire, le poussin de chronk à l'étouffé se révélait délicieux ! Elle n’avait rien mangé d’aussi bon depuis longtemps. Elle proposa un morceau à Glupi qui apparemment n’avait pas faim, puisqu’elle haussa de nouveau les épaules et s’éloigna. « Tant pis pour elle », dit Maelivia à Nicophène. Elle s’assit en tailleur à même le sol et entama la masse de gelée chaude avec appétit. Une fois rassasiée, elle se rendit de nouveau à la cache afin de s’entretenir avec le bicéphale de ses découvertes, pendant qu’il couverait l’œuf restant.

Mais, stupeur ! L’emplacement était vide. Maelivia pesta. Glupi était repassée par ici et avait volé le dernier oeuf. Nicophène demeurait immobile. Impassible et résigné il attendait les ordres. Devait-il rester là et couver quand même ? Il posa la question à Maelivia, qui le regarda interloquée.

— Je me demande bien qui est écervelé sur cette île, pérora-t-elle en secouant sa crinière rousse.

Piqué au vif, Nicophène resta coi. Il était en permanence une référence et un soutien. Il obéissait… du moins en général. Ne posait pas de questions… du moins pas de questions qui ne soient superflues. Il était une créature extrêmement élaborée. Ses connaissances étaient nombreuses et ses aptitudes précieuses… Il était l’âme du grand voyage, la mémoire vivante des passages à travers les espaces subtemporaux, et cette gamine le traitait d’écervelé ! Ces deux jambes qui grimpaient les uns sur les autres, dormaient dans des nids. Ces êtres improbables qui ne servaient à rien, qui mangeaient comme quatre, qui confondaient la terre et l’eau se noyant dans l’une, rampant sur l’autre… ? Il déploya ses ailes et planta là la gamine indélicate. Un peu de sauvagerie ne lui ferait pas de mal. Nicophène était vexé et il tenait à le faire savoir.

Peu habituée aux revirements d’humeur de la créature, Maelivia considéra la place vide. Elle avait prévu de lui enseigner le signe « avec ». Mais Nicophène n’était pas là. Ou, plus précisément, plus là. Elle n’était plus « avec » lui. Elle dessina sur le sol le signe « avec » puis son exact inverse. Ça doit vouloir dire « sans ».

— Sans Nicophène, par exemple, il reste moi toute seule. Alors, si je m’en vais…

Une idée la tracassait. Il y avait eu huit œufs. Nicophène en avait cassé successivement cinq puis un parce qu’il était trop lourd et qu’il ne faisait pas attention. Ou plutôt, elle en avait sauvé deux. Donc, ça faisait huit avec deux. Elle traça des bâtons sur le sol. Il en avait rôti un et s’en était fait voler un autre. Elle posa à nouveau un bâton puis un autre. Elle compta tous les bâtons qu’elle avait dessinés. Il y en avait beaucoup plus que d’œufs au départ. En somme elle avait beaucoup de bâtons, et plus d’œufs du tout. Elle s’arrêta dubitative : la chose écrite distordait passablement la réalité… Sauf à utiliser l’inverse du signe avec. Six sans cinq — elle frotta du doigt la terre — laissaient un bâtons, on en ôtait encore deux et il en restait deux sous les huit d’origine qu’elle effaça. Ce matin encore, il y avait deux œufs sous Nicophène. Deux sans un, il restait un bâton. Puis arrivait Glupi qui se saisissait en cachette — Maelivia lui revaudrait ça — du dernier œuf. Elle effaça le dernier bâton tracé, laissant la terre à nu. Elle était mécontente. Pas à cause du départ de Nicophène, dont elle ne se souciait plus, ni du vol commis par Glupi — ce ne serait certainement pas le dernier— mais parce que quelque chose lui résistait dans le maniement, soudain devenu trop simple, de la chose écrite. Si on effaçait purement et simplement le dernier bâton, rien ne témoignait qu’il ait été là. Ou qu’il y ait pu avoir en lieu et place de ce bâton quoi que ce soit. C’était terriblement inquiétant comme façon de voir les choses. Un peu comme si Nicophène, une fois parti, n’avait jamais vraiment existé.

Elle aimait trop Nicophène pour pouvoir s’y résoudre. Au plus profond d’elle-même, elle avait l’impression que le signe « sans » avait creusé des galeries innombrables de vides et d’absences. Croire qu’il n’y avait jamais rien eu, c’était ôter la substance même de cette légèreté qui l’habitait et la faisait flotter à la surface des choses comme une éternelle étrangère. Si on ôtait toute existence à ce qui n’était pas ou plus présent, existerait-elle encore ? Ne se condenserait-elle pas en une petite boule de matière que l’on pourrait rouler d’un côté et de l’autre, sans qu’elle oppose aucune résistance, jusqu’à ce qu’elle disparaisse aux yeux de ceux qu’elle aimait et qui comptaient pour elle. Ou pire encore, de ceux qui simplement la connaissaient et en la nommant, en la reconnaissant lui donnaient matière à exister ?

Il lui restait tant de choses à explorer et à découvrir pour comprendre de quels vides elle était forgée, qu’elle devait plier la chose écrite à son sentiment sous peine de douter de sa propre existence. Si elle n’y parvenait pas elle devrait définitivement la dénoncer comme une usurpation, un mensonge de plus. Elle s’en sentait capable, elle l’avait déjà fait, dans la source, pour Troc et sa parole apprivoisée et tronquée. Elle contemplait la terre redevenue vierge devant elle, et dans sa tête résonnait l’accusation qu’elle avait portée alors : « Menteur ! Menteur ! ».

Elle sortit de sa poche la perle. Elle la posa en face d’elle, la fit rouler avec son index dans un sens, puis dans un autre. Avec un bâton, stylet improvisé, elle traça un cercle parfait semblable à la boule de nacre. Elle le raya d’un trait rageur. Voilà pour ce qui n’existait pas et n’avait jamais existé. Le trait était au centre du cercle Ɵ. Ainsi, à l’envers ou à l’endroit nulle différence. L’absence d’existence était un point d’équilibre à condition qu’on le regarde toujours de front.

D’un autre point de vue… Maelivia se ressaisit, elle avait toujours tendance à compliquer les choses. La chose écrite se regardait d’un seul côté, sinon elle ne correspondait à rien. Il lui fallait pourtant un autre signe. Un qui puisse dire ce qui a été et n’est plus ou ce qui est, mais pas là. Elle dessina un œuf. Juste le contour, comme une coquille ovoïde autour d’un oisillon absent, envolé… ou mangé, pensa Maelivia en étouffant un rire espiègle.


Satisfaite, elle décida de partir à la recherche de Glupi et de l’oeuf volé. Elle ne trouva ni l’un, ni l’autre et arriva à la clairière tardivement. Les écervelés étaient déjà rassemblés. Nicophène ne tarderait pas à apparaître, avec dans ses serres quelques chronks à rôtir. Frère Troc et Grua avaient déposé des fruits sur des feuilles de parabanasol. L’essence contenue dans ces feuilles, à l’intérieur de petites vésicules translucides, dégageait une senteur acidulée, légèrement astringente, dont l’intérêt principal était de faire fuir les insectes, en particulier les mouches vertes et bleues qui, en pondant leurs vers dans les fruits, les gâtaient.

Nicophène se faisait attendre. Une partie des écervelés déçus, sans doute, disparurent dans la forêt tandis que cinq restaient. Ils s’amusaient à former une pyramide humaine en montant les uns sur les autres. A peine arrivé au sommet, l’écervelé du haut sautait à terre, et la pyramide s’écroulait tel un arbre qui perd ses fruits sous le vent. Les écervelés roulaient, se retrouvaient, se saisissaient par les épaules et construisaient derechef l’édifice humain.

Frère Troc, qui s’était assis en position méditative pour vaincre l’attente comme on affronte l’ennui, ne parvenait pas à se concentrer. Le comportement des écervelés ne cessait de le surprendre et l’absence du bicéphale l’inquiétait.


Il se rapprocha du groupe formé par Ombred’Or, Khalaba, Grua et Maelivia et interrogea cette dernière au sujet de l’étrange absence de Nicophène. Elle lui répondit, énigmatique, qu’il « gagnait en caractère » et qu’ils devraient peut-être tous, ce soir, se satisfaire de quelques fruits, ce qui personnellement ne la dérangeait pas, car elle avait fort bien mangé à l’heure du goûter. Puis, comme si de rien n’était, elle reprit sa conversation avec Ombred’Or et Grua. Cela concernait la chose écrite et les captivait tant qu’aucune d’elles ne prêtait attention au spectacle intrigant offert par les écervelés.

Maelivia exposait sa théorie du rien et de l’œuf. Le signe « sans », inverse du signe « avec », existait. Elle en eut confirmation par Ombred’Or qui corrigea légèrement son tracé. Grua était extatique. Elle expliqua à Maelivia qu’à son avis, les mathématiques — c’est ainsi qu’elle avait nommé la science des nombres et des dénombrements, conformément à un signe qu’avait un jour trouvé Ombred’Or sur un vieux parchemin— permettait de témoigner de l’ordre du monde. Les maîtriser, c’était d’abord en découvrir les règles.

Maelivia s’opposait à cette vision qu’elle trouvait rébarbative. A quoi bon découvrir quelque chose qui est déjà entièrement déterminé ? Elle raconta ensuite au petit groupe — que l’appétit rendait très attentif— comment, avec Nicophène et Glupi, elle avait fait rôtir un oisillon de chronk à l’étouffée dans un œuf. Pour elle, le ling — c’est ainsi qu’elle nomma la courbe élégante du signe ovoïde qu’elle venait de tracer, c’est-à-dire, du nom communément donné aux œufs de chronks— était un potentiel. On pouvait en faire un oiseau, une omelette, un aspic ou je ne sais quoi d’autre. D’ailleurs en apprivoisant les volatile on ouvrirait certainement le champs des possibilités. Et tandis que son imagination partait dans tous les sens, Grua hochait la tête. Elle reconnaissait dans les emportements lyriques de la gamine l’enthousiasme du père Gruo. Son image, ses monologues infinis sur la puissance du hasard s’imposaient à elle. Oh, douceur de cette impérieuse réminiscence.

Elle en fit part de son sentiment aux autres qui hochèrent la tête. Ils le sentaient, ils étaient au seuil de quelque chose. Peut-être d’une découverte sans précédent… l’esprit fantasque du scientifique ne serait pas de trop pour franchir l’étape décisive qui les attendait. Ils ne pouvaient en douter, ils le pressentaient. Pour la première fois depuis le début du grand voyage Radigan, alias frère Troc, sut avec certitude qu’il devait faire quelque chose et se sentit pleinement appartenir au moment présent.

Ils savourèrent cet instant. La seconde lune en montant dans le ciel découpait avec acuité la forme des choses, il semblait qu’elle éclairait la voie à suivre. Ils iraient chercher Gruo pour qu’il apprivoise le hasard.

Fatigués, les écervelés étaient repartis se réfugier dans leur nid. En se blottissant dans l’écrin de mousses et de brindilles où d’habitude elle peinait à trouver le sommeil, Grua sombra dans l’inconscience, un sourire aux lèvres. Dans peu de temps, si tout se passait bien, le vieux Gruo serait auprès d’elle. Il la prendrait dans ses bras, glisserait ses pieds contre les siens…

A moitié endormie, Grua poussa de l’orteil la masse, dure et tiède, qui l’empêchait d’étendre complètement ses jambes. La chose vacilla puis se cala de nouveau contre elle. Enervée d’être ainsi jetée hors de sa rêverie, elle balança un léger coup de talon dans la surface lisse — un branchage, ou une feuille certainement—. A sa grande surprise, la chose se brisa avant de rouler en produisant un léger bruit.

Une puanteur insoutenable la prit aussitôt à la gorge provoquant un haut le cœur qui redressa instantanément la partie supérieure de son corps, la tirant brutalement hors du sommeil. Elle se trouvait face à un oisillon de chronk tout juste sorti de l’œuf ! Il la contemplait d’un œil gris qu’elle distinguait à peine. Elle réprima un cri, retint sa respiration et abandonnant son nid, elle descendit le plus vite possible sur la terre ferme. A tâtons, elle retrouva la clairière, débarrassa la feuille de parabanasol des restes de leur maigre repas pour s’y allonger. Au moins ici serait-elle loin du volatile et protégée des scorpions comme des sturux. Elle ne parvint pas à s’endormir avant la disparition de la troisième lune : mais que faisait un œuf de chronk sur le point d’éclore dans son nid à elle ?

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