Chapitre XLIII : La fête est finie

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Où l’on découvre que tout le monde ne se relève pas d’un carnage mais que certains y découvre une part de leur vérité tandis que d’autres se méprennent.

Craon se leva immédiatement, colosse tout de muscles et de colère, il renversa dans cet élan tant énergique qu’indigné, son verre, son assiette et la lourde table de bois qui vint s’écraser sur la moitié des convives, emportant dans sa chute les écuelles, les plats, et la pauvre Luanda sur laquelle ruisselaient eau, alcool et nourriture. L’alcool était interdit aux femmes, du moins pour la boisson, car il était utilisé dans le cadre de la fabrication des couleurs. Aussi, bien que sonnée par sa chute et par les évènements dont elle avait été le témoin, Luanda restait-elle plus lucide que bien des hommes présents. Les soldats de la tribu du Coq, encombré par leurs lourdes carrures, se dégagèrent tant bien que mal. Aucun n’était blessé, mais tous étaient sonnés.

Bacurian, qui avait rejoint les troupes d’élites en cuisine, frissonnait. Les dés étaient jetés, tout allait à nouveau changer… mais il ne savait pas quoi faire. Il n’osait même plus penser à ce qu’il pouvait ressentir. Lui revenait par bribes la douceur de Providence qui avait su le comprendre. Elle avait défait pour lui la pelote de sentiments qui lui nouait la gorge et lui creusait le ventre, en lui montrant que chaque élan du cœur était beau et respectable. Il se souvenait de son désarroi. Il mesurait le poids de son silence. Il la revoyait s’avancer aux prémices de cette cérémonie qui la consacrait comme la femme la plus puissante de la tribu. Il distinguait cet air crâne qu’elle avait adopté tandis qu’elle se hissait appuyant son talon sur le dos du ver nu. D’où viennent les élans revanchard, la soif de pouvoir la douleur et la haine si ce n’est aussi du cœur ?

Les marques du passé forgeaient le présent. Il considérait avec une émotion nouvelle le métier de son père qui à force de coups retenus donnait un fil incomparable aux lames qu’il créait dans sa forge. Il n’y avait là pas que de la force brute, du bruit et du feu. De la même façon qu’il avait boudé un métier et une place qui devait lui échoir il repensa sans amertume à son coutelas des monts hauts que lui avait offert son père. Ce couteau, il l’avait décidément gardé peu de temps… C’était comme cela que les choses se passaient avec lui, ou plutôt comme cela que les choses semblaient se passer de lui : comme le sable glisse entre les mains. Ni sa taille, ni sa cuisse, encore moins sa bravoure n’avaient retenu l’arme dont il ne s’était servi que quelques jours. Avec, il avait découpé des oignons —des larmes déjà ?—un peu d’ail, une poignée de reptile…Il se remémora la sensation qu’il avait éprouvé en fendant la peau lisse des serpents câbles qui, une fois grillés constituaient un plat apéritif très apprécié. Une sensation déconcertante de facilité et d’harmonie. La peau glissait sur la chaire crayeuse, froide et molle à la fois. Les couleurs grises du dessus répondaient au blanc nacré du dessous. Est-ce ce qu’avait ressenti Youpur ? Le camaïeu désincarné et pâle d’un corps inanimé ? Bacurian n’était en mesure d’imaginer rien d’autre.

Il n’était pas taillé pour le métier de forgeron. Trop chétif, trop mou, trop doux, trop indécis… Les coutumes des tribus des sables en avaient fait un soldat apprécié mais moqué. Prompt à servir, il s’était coulé dans les ordres comme dans une tenue de camouflage. C’était encore lorsqu’il obéissait qu’il se sentait le plus à distance de lui-même. Le plus transparent, le plus inaccessible à la douleur, à l’indécision et au ridicule. Bacurian avait besoin qu’on le place, comme on pose négligemment le kufta vide au milieu des tasses de kwa. Seul, il était incapable de se révéler dans son usage singulier de l’existence qu'il ne parvenait à définir. Par une forme d’équilibre des contraires, il s’était toujours entouré d’autres qui, eux, savaient.

Ses parents, dont l’inquiétude aimante avait été le cocon de ses premières fragilités. Ses instructeurs, ensuite, qui loin de le rejeter du fait de ses difficultés, l’épaulaient de leurs nombreuses recommandations, de gestes attentifs et d’exigences modérées. Puis, il y avait eu Karlan, la montagne de muscles — le plus fort de la compagnie. Karlan toujours en avant, Karlan dont la force brute, dès qu’on l’entraînait sur le terrain intellectuel ou dans les replis des conquêtes du pouvoir, paraissait aussi empoté que l’était Bacurian au milieu d’un champ de bataille. A sa façon, Karlan aussi était un instrument. Il obéissait à ses pulsions, à sa franche présence au monde. Et tous deux, tels des satellites opposés, tournaient autour de Youpur leur chef, le pivot tellurique de leurs personnalités décentrées qui se répondaient l’une l’autre et s’affadissaient mutuellement. Eclipse de la conscience et de la volonté.

Une fois encore ils se faisaient face. Bacurian sortait des cuisines et vit Karlan s’arrêter médusé devant la table renversée, les hommes en vrac. Il n’avait d’yeux que pour elle. La belle Luanda qu’il pensait ne jamais revoir. Il n’écouta que son cœur, car en cet instant personne n’était là pour parler plus fort. Il sentait brûler dans sa poitrine le feu que Burla avait tenté d’étouffer dans l’œuf. Trop encombré de lui-même pour rester inactif Bacurian s’empressa de venir prêter main forte à son camarade pour aider la jeune femme. Se faisant il eut la sensation d’agir en marge, un peu comme la fois ou par bonté d’âme ou pure inconscience il avait enduit l’œil de la créature monstrueuse d’un baume cicatrisant.

Ensembles, ils relevèrent la jeune femme, le plus délicatement possible comme pour réparer leur dette envers Providence. Elle les regardait affolée. Ses yeux roulaient de l’un à l’autre, tels des animaux captifs dans un tonneau de chtuvax. Sa respiration saccadée était devenue sifflante. Elle était entre les mains des sbires de Youpur ! Ceux-là même qu’elle avait vus devant le kuva de la première épouse ! La tête lui tourna et son cou roula sur sa nuque, sur son dos, abandonnant sa tête à ses pieds nus sur la plante desquels le sang noir coagulait en croûtes sèches. Tout son corps cambré par la peur, des épaules au bassin et aux jambes fines qui dessinaient un arc tendu, reposait sur la poigne de Karlan qui ne savait que faire de cette inanimée beauté.

Bacurian posa la main sur le front de Luanda, il lui parut brûlant. Les deux hommes dégagèrent un espace autour d’elle.

Maintenant dégagés de la masse de bois et de plats renversés, les convives hésitaient entre curiosité et stupéfaction.

Devaient-ils suivre ceux qui, avec leur chef Craon, s’étaient rendus au chevet de Providence ou rester là, auprès de cette appétissante créature livrée au milieu des victuailles à leur convoitise ? « Il faudra bien remplacer Providence » eut l’indélicatesse de proposer l’un des membres du groupe passablement éméché, mais soucieux de ne se sentir coupable en rien des affronts que ses yeux portaient à une femme.

Bacurian lui lança un regard noir. Lui seul avait conscience du drame qui se jouait.

— Ramenons-la à Youpur, dit-il à l’adresse de Karlan.

Celui-ci opina et serrant contre sa poitrine l’objet de son désir — aurait-il pu rêver d’en être un jour si proche ? —, il écarta d’un bras leste les badauds attroupés. Bacurian, le suivit en trottinant tentant d’adapter son rythme de marche aux grandes enjambées de son condisciple. Lorsqu’ils parvinrent au kuva de Craon, nombreux étaient les hommes devant. Sans un mot, ils se poussèrent, cédant le passage au trio. Avaient-ils entendu des éclats de voix ? Savaient-ils que Providence gisait à quelques mètres de là, fendue en deux comme une noix ouverte ? Bacurian souleva la peau de gnouzk qui obstruait l’entrée afin de permettre à son compagnon de la franchir sans lacher Luanda. Sa silhouette massive encadrée par les piliers de soudainement du kuva, alliée à la grâce de l’endormie, avait quelque chose de solennel et d’émouvant.

Burla, au fond de la pièce, ne put réprimer un gémissement et laissa tomber la poche aux écorces grillées qu’elle venait d’ajouter sur une large kufta vide. Ce n’était pas son fils, et pourtant qu’il aurait été facile de faire de celui-ci un chef ! Elle baissa la tête. Il était inconvenant qu’une femme reste en présence des hommes, mais elle souhaitait que rien ne lui échappe. Aussi, s’activait-elle depuis plusieurs minutes à finaliser la préparation du kwa, traînant sur chaque geste, souhaitant se fondre dans le décor de la pièce et repoussant ainsi autant qu’il lui était possible le moment de son éviction.

Son mari avait pénétré dans la chambre nuptiale de son pas ferme et décidé. Il en était ressorti la chair flasque, l’œil voilé, titubant. Avait-il, lors de ses nombreux combats, fréquenté d’aussi près la mort ? Certainement. Alors pourquoi ? Pourquoi faire tant de cas d’une petite servante trépassée ?

Chancelant, le souffle coupé, il s’était appuyé sur les affaires de Youpur qui encombraient toujours la pièce. Burla s’était approchée. Il lui avait fait signe de ne pas entrer dans la chambre. Elle n’avait pas vu. Rien vu. Elle lui avait juste tendu un gobelet de kwa. Un kwa à façon. Un kwa spécialement préparé pour cette nuit de noces qu’elle ne pouvait tolérer. Une décoction d’alcool et de fruit des fous. Son cadeau de noces à elle pour la jeune mariée. Elle ne se la figurait pas encore vraiment morte, elle devait se venger de son fantôme comme on se venge d’une rivale par la ruse et non en tête à tête.

Seul les traces de sang sur le sol attestait du meurtre. Il s’agissait des empreintes de pas de Luanda et d’un petit ruisseau qui continuait de s’écouler. Mais pourquoi y en avait-il autant ? Comment un simple corps pouvait-il vider un être de sa substance aussi sûrement qu’on saigne un gnouzk ? Comment cette affreuse boiteuse pouvait-elle contenir autant de sang ? Partout où Burla portait le regard, elle voyait du rouge. L’eau chauffée pour la préparation du kwa prenait des teintes vermillon. Ses gros doigts passèrent sur ses paupières à plusieurs reprises. Elle n’osa pas les regarder. Elle les aurait vues rouges. Ce n’était pourtant pas sa faute. Craon venait juste de boire le kwa. Mais qui alors ? L’évidence la transperça douloureusement. Son fils… celui dont elle avait aiguillonné la rage.

Craon, parcouru de tremblements avait réuni ses hommes, appelé Youpur qu’il serra dans ses bras, ému, avant de déclarer :

— Mon fils, il faut retrouver ce chien des steppes, cet homme sans habit et sans honneur. Il montra la cage éventrée, l’habit de clochettes abandonné au sol. Il a fui, l’indigne. Mais il a tué aussi ! Sa peau est de trop sur ses os. Son acte… Il buta sur le mot comme sur un pic rocheux dissimulé par le sable. Il reprit son souffle. Son acte… s’arrêta encore. Le silence emplit le kuva… Je ne peux le décrire, murmura-t-il enfin.

Le silence de nouveau. Puis, l’assemblée suspendue à ses lèvres, attendant la suite, s’agita légèrement comme secouée par le vent. Les visages se tournaient de gauche et de droite. Les regards se cherchaient, les sourcils se levaient interrogateurs. Les pieds bougeaient, on s’appuyait d’un talon sur un autre, bientôt on allait murmurer. Burla tourna huit fois la calebasse d’alcool et la poche aux écorces autour de l’encolure du kufta. Craon fronça les sourcils, la rage succédait à la sidération. Il foudroya du regard l’assemblée qui aussitôt se figea. Et, comme pour appuyer une démonstration qu’il n’avait jamais faite, il arracha la toile du kuva nuptial. Les armatures de la tente s’ébrouèrent, vibrant sous la violence du choc qui déchira l’air.

Le spectacle atroce leur coupa le souffle. Burla ouvrit les yeux plusieurs fois. Elle était loin, elle voyait mal ; des taches rouges brouillaient sa vue. Comme hypnotisée, à moitié somnambule, elle s’approcha jusqu’à se trouver de nouveau à côté de Craon, qu’elle poussa d’un bras mou jusqu’à se placer face au corps. Mais était-ce bien un corps, cet amoncellement noir vomissant pêle-mêle des entrailles, des poumons et un cœur sur un lit de soie verte ? Burla tomba à genoux. Ce qu’elle découvrait n’avait rien d’un coup de poignard. Providence avait accouché d’un monstre qui lui perforait les entrailles. Burla se tenait le ventre. Elle avait mal. Peut-être pleurait-elle autant pour elle que pour Youpur. Elle avait juste voulu en faire un chef ! Forcer légèrement sa nature. Le meurtre était un acte de guerre. De ceux qui forment le caractère. Mais là… cette boucherie immonde était un travail de cuisine, un avilissement de l’esprit, une perversion des sens. Elle tremblait. Elle pleurait à genoux, les mains tendues vers Providence à terre. De grosses mouches bleues et vertes vrombissaient au-dessus du cadavre. Youpur les suivait d’un oeil distrait avant que son regard ne se pose sur Bacurian et Karlan. Une bouffée de jalousie lui fit monter le sang au visage alors qu’il constatait qu’à la vue du spectacle Karlan, palpitant, serrait sur sa poitrine, au risque de la rompre, la belle Luanda inconsciente.

Il se reprit, cela n’avait pas de sens. Ces deux hommes étaient siens au même titre que la fille. Il s’avança vers son père, posa la main sur son épaule.

— Père, moi et mes hommes sommes là pour te venger. Nous trouverons le ver nu et nous le dépècerons, pour toi, pour Providence !

— Hourra ! cria la salle.

— Hourra, reprirent mollement Bacurian et Karlan.

Burla leva les yeux sur son fils. Inaccessible enfant. Un mur de remords les séparerait à l’avenir. Elle avait voulu le faire homme et découvrait une bête. Je ne le reconnais pas, songea-t-elle. Je ne le maîtrise plus. L’image de Karlan franchissant le seuil en portant dans ses bras la jeune Luanda traversa son esprit. Juste un chef, un chef sûr de lui et heureux… c’est tout ce que je souhaitais, gémissait-elle sans articuler. Les mots ne lui venaient plus, ils fuyaient son esprit son corps et sa conscience. Ses dents tremblaient sur ses gencives, ses bras sur ses épaules, ses lèvres sur son visage… Au bout d’un temps, du bruit indistinct de sa bouche s’échappa une requête, une supplication.

— Je voudrais voir mes filles… Laissez-moi voir mes filles…

Craon parut surpris. Ecouta de nouveau puis répondit à l’adresse de Youpur qui lui demandait « Qu’est-ce qu’elle dit ? J’ai mal compris… »

— Elle dit qu’elle veut voir ses filles. Déclaration qu’il marqua d’une petite secousse de la tête comme pour inviter Youpur à lui expliquer la demande incongrue de sa femme. Après tout, c’était sa mère, il était mieux placé que lui pour la comprendre.

Youpur le visage paisible posa la main sur l’épaule de son père.

— Ne t’inquiète pas, je m’en occupe, dit-il d’une voix rassurante. Dans le même temps, il fit signe à ses deux soldats qui automatiquement, une jambe entraînant l’autre, vinrent se ranger à son côté. Karlan portait toujours son précieux fardeau. Sachant qu’il lui faudrait l’abandonner à son chef, il savourait, malgré les circonstances, la présence enivrante de la chair frémissante qu’il tenait contre lui. Youpur s’abaissa et saisit délicatement sa mère par le bras.

— Allez… Viens, maman, allons voir tes filles.

Burla roula sur elle-même plus qu’elle ne le suivit abandonnant derrière elle le kufta posé à même le sol. Craon s’approcha et tout en détournant les yeux du spectacle terrible offert par Providence, il ramassa le kufta, y glissa les écorces et l’alcool, agita l’ensemble et sans égard pour cette boisson sacrée, but au goulot une première rasade de kwa. Il était tiède, mais l’alcool et les écorces lui donneraient peut-être la force de traverser cette affreuse journée.

Les jeunes femmes s’activaient aux couleurs. Nuls rires sur leurs joues blêmes. Elles frémirent à la vue de Youpur et de ses hommes. Aglaée, la plus âgée, s’avança d’un pas incertain vers cette montagne de muscles aux allures de soldat pour récupérer Luanda toujours évanouie. Burla arrivait elle aussi, glissant entre les feux, les baquets et les tissus rosâtres suspendus ici ou là.

Karlan déposa Luanda dans les bras de ses sœurs. Les jeunes filles disparurent bien vite dans les vapeurs. A peine Youpur eut-il le temps de distinguer Burla blottie entre les corps juvéniles et trois paires d’yeux noirs, agrandis par la peur, qui le suivaient à travers les volutes lourdes des fumées de charbon et les suffocantes effluves du rouge vermillon.

C’est là qu’est la place d’une femme, pensa-t-il. Dans la crainte respectueuse. Si sa mère l’avait précédemment oublié, il était heureux qu’elle s’en souvienne maintenant.

Dès qu’il aurait retrouvé le ver nu, il épouserait les sœurs. Il revint sur ses pas, défit l’un des paquets à proximité du poteau central et en sortit une conque. Le dos bien droit, adoptant la démarche fière qui l’avait naguère tant agacé chez Radigan, il quitta le kuva familial. Il marcha jusqu’à la place centrale au pied du Rocher Bleu où était attaché Nicophène et, près de son trophée d’un autre âge et d’un autre monde, il souffla vigoureusement dans la conque. L’appel retentit dans tout le camp. Ses hommes arriveraient au pas de course tandis que pénétraient dans l’enceinte du campement les premières caravanes du grand rassemblement.

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