Chapitre XIX : Le pied de nez

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Où Raboundar s’éprend d’Abigadis au premier regard, faisant mentir l’adage comme quoi « il n’y a pas d’amour heureux ».

Depuis quelques jours déjà, le quotidien avait reposé sa main usée sur le sable de la plaine. L’eau suivait le chemin sinueux des dunes. Elle était contenue dans des tonneaux de Chtuvax que l’on roulait depuis l’ancien campement jusqu’aux premières tentes dressées à l’ombre du rocher bleu. Cette ligne de vie était aussi une fragilité. La piste ainsi crée facilitait les acheminements, et  n’importe quel imbécile aurait pu la suivre sans difficulté.

La tribu du Coq était offerte à ses ennemis. Comme sur un plateau, répétait Raboundar à qui voulait l’entendre. Il alpaguait son auditoire tout en imposant le silence. Le choix du rocher bleu est stupide. Je le désapprouve. Il ajouta sûr de lui : Youpur ne mérite pas les honneurs qui lui sont faites, que ressortira-t-il de tout cela ? Rien de bon, moi je vous le dis, rien qui vaille la peine d’être vécu. Ah, mes enfants ! Notre tribu n’est plus ce qu’elle était…. Depuis quand le coq suit l’oisillon ? Ce jeune freluquet croit qu’il est un homme parce qu’il a du poil au menton. Il croit qu’il est un soldat parce qu’il porte le sabre.

Raboundar souleva sa cane avant de la rabattre violement sur le sol. Si elle n’avait été en bois de ktur elle se serait certainement brisée. Ce qui fait un homme c’est le poids de ses renoncements, j’en sais quelque chose. Il faut manger la poussière pour connaître le prix de l’eau... Il secoua la tête avant d’ajouter : Il ne vaut pas la femme qui l’a fait naître cet imbécile.

C’était bien connu, les jeunes n’écoutaient rien. Ils seraient nés sourds et aveugle que ç’aurait été tout pareil. Comme si la situation n’était pas suffisamment compliquée comme ça, cet imbécile avait décidé d’organiser le grand rassemblement ici, au pied du Rocher Bleu ! Des émissaires étaient partis chercher les autres tribus de l’alliance pour le grand rassemblement. Une perte de temps. Qu’avait-on besoin d’échanger les femmes ? On avait déjà gaspillé tant d’énergie à essayer d’éduquer les nôtres… Voilà qu’il faudrait s’en fader de nouvelles. Toutes plus jeunes les unes que les autres. Et mal élevées en plus ! Car, si la tribu du Coq déclinait, on avait tout de même réussi à conserver quelques semblants de valeurs. Tandis que les tribus du Singe et du Rat étaient en pleine décadence, et ça n’était rien de le dire ! Ce rassemblement, c’était le rassemblement de trop. Comme si on ne pouvait pas rester entre soi.

Et si vous ne me croyez pas, réfléchissez-y ! Un rassemblement aussi loin d’un puits ça ne s’est jamais vu avant, jamais !

Raboundar, entre deux intonations gutturales, comme pour ponctuer ses dires, racla sa gorge et cracha sur le côté. Luanda, la plus jeune et la plus ravissante de ses filles, accroupie doctement devant lui, dut s’écarter vivement pour éviter le mollard pâteux qui vint s’écraser mollement dans la poussière juste à côté de son pied droit.

Le grand rassemblement… Quinze lunes qu’elle en rêvait. Du dernier, elle avait retenu les rythmes endiablés, les danses, les parures. Encore trop jeune pour y participer en tant que jeune fille à marier, elle avait pu circuler librement entre les différents feux autour desquels les hommes échangeaient des récits d’exploits militaires aussi facilement qu’ils se partageraient leurs filles le jour suivant. Triste butin aurait jugé Raboundar.

Son père avait mauvais caractère mais il était souvent plein de sagesse. À l’époque, elle aurait craint de quitter la tribu. Souvent pour tenir les petites filles tranquilles on les menaçait de les marier dès les prochaines célébrations. Maintenant, elle mourait d’impatience à l’idée de partir. Elle voulait à tout prix échapper à la sphère étouffante du vieux patriarche. Elle l’avait admiré, puis craint, elle comprenait que la vision du monde désabusé qu’il prônait ne s’appuyait pas seulement sur l’expérience. Elle était aussi celle d’un vieillard qui faute d’avoir l’énergie et le courage pour s’accrocher à la vie, décide de voir le monde sombrer avec lui.

A contrario, Luanda sentait la vie bouillonner en elle. Elle en tirait de la force. Une force colossale capable de tout balayer d’un seul souffle. Rien dans son attitude ne trahissait un tel déferlement d’énergiques passions. Néanmoins, le vieux Raboundar devait se douter de quelque chose. Depuis quelques mois, il la regardait de travers, la réprimandait au sujet de sa silhouette qui s’étoffait — mais ça, elle en avait à peine conscience— de formes voluptueuses. Ses sœurs éprouvaient-elles les mêmes tourments délicieux ? Luanda n’osait pas tourner la tête pour sonder leurs expressions. L’aurait-elle pu qu’elle n’aurait rien décelé. Les ânonnements appliqués dont ses sœurs scandaient les propos du hâbleur se juxtaposaient à ceux émis par Luanda feintant l’approbation.

Ces longs monologues occupaient généralement les matinées du vieil homme et, par conséquent celles de ses filles, à qui il avait décidé, point de vue étrangement novateur chez cet homme, de donner une « éducation ». L'adolescente y voyait une contrainte inutile qui l’obligeait à cumuler toutes les autres corvées sur une portion congrue de la journée. Elle ne se rendait pas compte que le vieillard, qui avait été profondément amoureux de sa première épouse, offrait ainsi à ses filles un luxe inestimable auquel peu de femmes avaient accès. Enfant gâtée au-delà de ce que l’on pouvait imaginer au cœur de cette vie rude, Luanda s’était emparée, contre toute attente, de la liberté d’espérer mieux. Elle attendait donc avec impatience ce que l’avenir avait à lui offrir.

Devenir l’épouse d’un homme d’une autre tribu lui semblait être le début d’une merveilleuse aventure dont les premiers avantages seraient de ne plus avoir à subir les longs conciliabules du radoteur ni les regards curieux et insistants de son imbécile de cousin Youpur. Petite, elle avait partagé avec ce rustre les mêmes terrains de jeux et se plaisait à le tourner en ridicule dès qu’elle en avait l’occasion.

Son bienfaiteur n’aurait rien à voir avec lui. Il serait un guerrier accompli. Un homme à la peau tannée par le soleil et les batailles. Lui ne prendraient pas de décisions hasardeuses mettant en danger la tribu. Il serait sage mais pas bavard. Il aurait plusieurs femmes, évidemment elle serait la préférée. S’il n’était pas déjà chef, il le deviendrait vite. En homme prudent et sage, il la laisserait gouverner sa famille avec la même confiance qu’elle lui témoignerait à diriger son peuple. Elle en était persuadée, il écouterait son avis. Elle pourrait même parfois, sans méchanceté aucune, le contredire. Oh pas longtemps, bien sûr…

Un deuxième crachat vint s’écraser sur son pied gauche. Raboundar se félicita intérieurement d’avoir visé juste. Encore une fois, la gamine n’écoutait rien. Il lui semblait même qu’elle commençait à minauder. Il en avait passé du temps avec ses filles et il les avait bien observées. Cette dernière portée, toute féminine, issue des grossesses de sa dernière épouse, ne se distinguait pas des autres. Sans héritier mâle, il s’était résigné et devait constater que sous ces fronts soumis, des tempêtes et des ouragans ravageaient les cœurs aussi sûrement que la gloire et la poursuite des honneurs décimaient des armées et ruinaient des tribus entières.

Loin de les considérer comme des êtres inférieurs, Raboundar avait vu ses précédents enfants partir, silhouettes aveugles, derrière des guerriers brutaux, d’anonymes tas de muscles et d’os. Il en avait le cœur ravagé. Il espérait profiter de son âge avancé et des circonstances un peu particulières de ce grand rassemblement. Trop vieux pour être autorisé à se marier de nouveau, il s’en voulait de ne pas avoir choisi une ou deux autres épouses lorsque son foulard d’honneur le lui permettait encore. Sa lubie amoureuse lui avait laissé croire qu’un homme à la fin de sa vie pouvait se satisfaire d’une seule femme à la fois. Quel leurre ! Qui s’occuperait de lui maintenant que sa dernière épouse était morte ? Il aurait voulu garder ses filles. Toutes quatre étaient fort jolies quoique un peu paresseuses… Il pourrait ainsi les préserver des ravages de l’amour ou, pire, de ceux du mariage.

Il savait que son pouvoir d’influence n’était pas très grand. Il n’avait jamais été un guerrier émérite. Les mauvaises langues prétendaient que ses vues originales et excentriques sur les appariements limités étaient une habile ratiocination pour justifier des faits d’armes médiocres. En effet, le nombre d’épouses était conditionné par la couleur du voile d’honneur remis à chaque guerrier en récompense de ses exploits. Obtenir une couleur complémentaire permettait de s’adjoindre une nouvelle épouse. Ceux qui n’avaient pas la chance de combattre voyaient la couleur de leur voile — qui se portait à l’épaule — changer en fonction de leur mérite, du temps et des talents qu’ils consacraient à leur tâche. Il était heureusement possible d’acheter des femmes. Toutefois c’était rarement les plus belles ou les plus attrayantes que l’on pouvait obtenir par ce procédé. Il fallait donc espérer leur découvrir quelques charmes cachés pour que l’opération soit fructueuse. Si non, elles servaient de suivantes aux femmes précédentes. Acheter une femme dans ces conditions n’était pas perçu comme une usurpation, mais constituait simplement un acte de générosité qui sauvait de la solitude et de la misère une veuve ou ses filles.

Raboundar s’était toujours refusé à acheter une femme et ce, quelle que soit sa beauté ou sa situation. D’aucuns racontaient qu’il était trop pingre pour dépenser un kopck sur le dos d’une femelle. Beaucoup de rumeurs circulaient sur lui qui, il est vrai, n’en était pas avare non plus. Mais tous s’accordaient pour louer les qualités et les charmes de ses filles. Elles étaient réputées faire de bonnes épouses. Les maris des précédentes ne s’en plaignaient pas. Nul besoin avec elles d’user de cris ou du bâton pour se faire comprendre. Elles étaient vives, attentionnées et savaient tenir leur langue. D’aucuns disait même qu’on pouvait leur faire confiance. Mainte fois interrogé à ce sujet Raboundar répondait invariablement que son terrain de bataille, à lui, avait été la nature féminine et qu’il y avait fait des miracles.

La vérité était tout autre. Sur le terrain de l’amour il avait jeté les armes il y a longtemps de cela, quand, jeune homme, il avait croisé le regard d’Abigadis. Originaire des Monts-Hauts, elle n’avait jamais connu l’esclavage avant de tomber sous le joug des peuples des steppes ourlées. Elle avait un caractère trempé comme celui du métal que travaillait son peuple et en aurait remontré à beaucoup d’homme si on l’y avait autorisé. Outre cette fâcheuse tendance à se défendre et une langue bien pendue, son teint blafard n’avait rien de séduisant. De si piètres qualités avaient contribué à faire d’elle une figure pauvre des caravanes où elle échouait, n’étant jugée bonne ni pour le mariage, ni pour le service.

Lors du rassemblement des Trois Tentes, elle fut offerte à Raboundar qui n’avait pas brillé sous les honneurs. Il fut conquis dès l’instant où il la vit. Elle avait plus de lunes que lui, et ce qui aurait dû l’humilier le transportait de joie. Tant de fois les femmes avaient raillé sa silhouette frêle et délicate qu’on comparait à la branche cassante d’un vieil arbre, et il voyait se peindre sur leur face juvénile une expression hautaine dont il ne préférait pas analyser la cause. Cette femme qui portait déjà quelques rides au bord des yeux était un cadeau du ciel. Il éprouva une telle joie à la perspective d’en faire son épouse que son visage s’agita de tics nerveux et son corps fut secoué de soubresauts involontaires.

Abigadis avait-elle vu là l’opportunité de sortir de sa condition de paria et d’accéder enfin au statut d’épouse ? L’avait-elle pris pour une marionnette qu’il serait facile de manipuler ? Ou bien avait-elle été troublée par l’émotion sincère et pure de ce frêle soldat qui semblait plus mince et plus fragile que la lance qu’il portait de travers ?

Nul ne le sait ni ne le saura car, dans les plaines ourlées, on ne demande pas l’avis d’une femme. Quoi qu’il en soit, cette fureur rousse cessa de mordre depuis la nuit qui les fit homme et femme aux yeux de la tribu du Coq. Raboundar, dont la langue semblait être le seul organe susceptible de se mouvoir rapidement tant il pouvait asséner de critiques en un minimum de temps, resta — étrangement — peu disert sur les raisons de cette transformation. Mais son émerveillement à l’égard de sa première épouse ne cessa jamais de s’accroître.

Après sa disparition dont il se remit à grand peine, cet amour rejaillit comme par magie au bénéfice de chacune de ses nouvelle épouse. Malgré la piètre allure de leur mari, ses femmes, quel que fussent leur âges, ne se plaignaient jamais et lui étaient toute dévouées. Raboundar eut plus de mal avec les filles nées de ses mariages successifs. Elles se révélaient en grandissant être de parfaites beautés qui attisaient bien des convoitises. Sa dernière femme étant morte en couches, plutôt que de les vendre au plus offrant pour se débarrasser d’une charge inutile, il décida de se consacrer entièrement à leur éducation. Certain le disait paresseux, lui savait mener là sa plus belle bataille.

Son physique ingrat, les faiblesses de son corps — toutes relatives, il avait tout de même enterré cinq épouses et survécu à la disparition de la première — lui avaient appris à ne pas surestimer ses forces, ni à désespérer des chances offertes par le destin et ce, quel qu’en soit le visage.

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