Chapitre XVIII : L'intérêt général

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Où Maelivia gagne en maturité et découvre que tous les liens ne sont pas d’affection.

Maelivia connaissait tous les recoins de l’île de la communion, aussi lui était-il facile de demeurer introuvable. La visite du moine attendue depuis si longtemps et avec tant d’impatience, ne s’était pas déroulée comme elle l’avait escompté. Rien à voir avec les éclats de rire des rencontres précédentes et l’insouciance qui plaçait la communauté hors du temps pendant quelques jours.

Bien au contraire, elle avait l’impression d’avoir déchiré le voile d’ignorance grâce auquel les îliens supportaient de vivre les uns avec les autres. L’immersion dans la source sanctifiée par le lait de sulac ne lui avait pas paru aussi traumatisante que le clan le laissait entendre. Elle avait retrouvé une partie de sa mémoire et, en dépit de la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, elle se sentait sereine.

Profitant de la nuit elle avait pu récupérer, à l’insu de tous, la perle que lui avait confié frère Troc. Ce dernier semblait préoccupé. Maelivia se demandait pourquoi il avait l’air si sombre, elle aurait voulu le rejoindre et lui expliquer que les adultes avaient la mémoire courte et étaient facilement distrait par des choses sans importance. D’ailleurs, si Khalaba ne parlait plus depuis les derniers évènements, elle n’en restait pas moins intégrée au groupe des nourrices. Plus le temps passait et plus Maelivia aurait aimé se convaincre que tout redeviendrait comme avant.

Or, la routine des îliens était considérablement modifiée. En contemplant les nourrices tresser les sacs sur lesquels séchaient les mangues et secouer les outres où macéraient les pousses de bambou, Maelivia se rendait compte qu’elle n’avait jamais pris la peine de réfléchir vraiment à ce qu’était le Grand Voyage. Elle s’était d’abord figuré que les écervelés partaient pour l’île de Carême. Un endroit calme où les corps se réparent et les esprits s’apaisent dans la contemplation des mystères de la source. Mais son amitié avec la vieille Rhuba, leur connivence à élever les Chronks en cachette lui avait ouvert les yeux. Le mal des écervelés était bien différents des maux qui peuvent vous conduire dans cette îles où les soignants exerçaient l’art de ressouder les os, d’accoucher les femmes et de remettre sur pieds des hommes chancelants. Aucune fièvre ne consumait le front de son amie, pourtant celle-ci avait les idées embrouillées, chaotiques, tandis qu’une énergie nouvelle semblait venir égayer le regard de l’ancienne. Une flamme d’enfance pensa Maelivia. Un soupçon de vie qu’elle ne retrouvait aucunement dans les yeux éteint de Khalaba.

Elle n’avait pas pris le temps de creuser le sujet, ou pas voulu. Quelque chose dans la manière dont les adultes éludaient la question lui laissait entrevoir une réalité différente, en partie inavouable. Et sa curiosité avait été balayée par l’annonce du sort qui lui était réservé. On l’envoyait aux mines de plastiques ! Le monde autour d’elle se réduisait à une perspective aveugle, un trompe l’œil, un mirage d’avenir engloutit dans les profondeurs des mers de sel dont elle goutait pour la première fois l’amertume. Abasourdie, elle avait assisté au rapt de tout ce à quoi elle n’avait jamais eu le temps de songer. Mener une vie paisible, accomplir avec ferveur les tâches requises par le service de la communauté, avoir des enfants. Maelivia fit la moue, qu’elle drôle d’idée ! Elle ne s’était jamais résolue à grandir. Une à une, elle balaya les images qui lui venaient en tête. Elle ne se sentait aucun goût pour le dévouement. Quant à l’amour, ce n’était encore pour elle qu’une curieuse lubie d’adulte, tout juste bonne à clore les contes antiques quand on manquait d’imagination. Elle préférait des histoires plus réalistes comme celle de la poule aux œufs d’or. D’ailleurs, il n’y avait pas lieu de s’intéresser aux garçons, elle n’en avait rencontré aucun qui en vaille la peine.

Alors que son univers s’étrécissait, elle ne tarda pas à comprendre que, si elle ne voulait pas que son destin lui échappe, elle allait devoir prendre quelques résolutions inédites allant à l’encontre de tous les conseils que Khalaba aurait pu lui donner. A bien y réfléchir ce ne serait pas la première fois.

Elle se souvint avec nostalgie des œufs de Chronk. Comment de si petites choses avait pu modifier le quotidien des îliens, chambouler toute leur organisation ? Alors qu’il lui était régulièrement interdit de s’éloigner de la source, on avait affrété un fourmillage auquel elle avait été tenue de participer pour convoyer les volatiles tout juste éclos sur une île lointaine et inhospitalière. Quelle aventure ! Lorsqu’elle avait découvert leur odeur pestilentielle, son être s’était scindé. Pragmatique elle devait admettre que ces oiseaux, du seul fait de l’atmosphère terriblement nauséabonde qui les enveloppait, étaient répugnants. Mais une autre part d’elle, plus intime, reconnaissait en eux des indésirables, des parias. Et, par un étrange raccourci de la conscience elle ne pouvait s’empêcher de se considérer comme membre de leur fratrie. Cet épanchement du sentiment, peu fréquent dans les brusques élans qui gouvernaient la nature sauvage de la petite fille l’avait ébranlée durablement. Au point que, même après avoir rendu les armes face à leur puanteur, elle repensait souvent avec affection aux oisillons et se plaisait à les imaginer devenus grands et survolant majestueusement la jungle de cratères bouillonnants dont les fumées dissimulaient les monts de l’île de la Fournaise. Elle espérait secrètement les revoir et ce désir insensé venait s’échouer sur les projets élaborés pour elle par les nourrices hommes et femmes.

Alors, fonder une famille, était-elle-même capable d’y penser ou d’en regretter l’idée ? Elle n’avait rencontré qu’une fois ses parents adoptifs, à l’occasion de la brève cérémonie d’adoption, juste avant leur départ pour les mines de plastique. Gonaga avait une longue chevelure noire qui lui descendait jusqu’à la taille. Elle tenait dans ses bras un nourrisson. Didi avait été le premier émerveillement de Maelivia. Toute à la joie de découvrir ce petit frère qui resterait avec elle sur l’île de la communion, elle avait pu lui donner son premier biberon, une outre en peau de chèvre dont il avait suçoté avidement un pli usé par lequel suintait le lait gras tiré des fruits pressés du cèdre palmier. Gonaga n’avait pas réussi à laisser l’enfant, aussi la nourrice avait proposée à Maelivia de rester avec elle pour préparer la jeune femme. Tandis que la mère ravalait fièrement ses larmes, Khalaba avait brossé la chevelure récalcitrante. Elle avait montré à Maelivia comment faire des tresses et toutes deux avait piqué entre les mèches assagies de fragiles fleurs blanches dont l’odeur capiteuse invitait à l’ivresse. Malgré son jeune âge, la fillette avait accompli sa tâche avec habileté. Khalaba l’avait chaudement félicité et sa future maman lui avait souri gentiment. Ce sourire doux et un peu triste l’avait transporté de joie et, depuis lors, elle cherchait toujours à en apprendre d’avantage sur ses parents adoptifs. Elle les respectait par principe et les idéalisait au point d’imaginer des histoires dont ils furent les éternels héros, indétrônables et infaillibles. Ces fables parfois sans queues ni tête, elle ne se lassait pas de les raconter pour elle-même ou pour son petit frère qui les réclama dès qu’il fut assez grand pour parler et s’étonna que tout le monde ne les connaisse pas.

On s’inquiéta de ces manies, mais comme un des seuls moyens de la tenir tranquille était d’envoyer régulièrement des nouvelles aux parents adoptifs et de chèrement monnayer se lien ténu, on s’en accommoda. Pendant longtemps, Khalaba soupçonna même l’enfant de faire des bêtises à dessein pour qu’on les tint au courant de ses « exploits ». A cause de sa capacité à se mettre en danger on employa même des oiseaux Bard, ce qui était fort inhabituel. Elle fut ainsi informée de la maladie de son père adoptif et de son séjour sur l’île de Croix. Mais, contre toute attente, ces mauvaises nouvelles ne mirent pas fin à ses extravagances. Khalaba était donc restée avec sa conjecture sur les bras, ne sachant pas trop si elle devait attribuer les excentricités de la gamine à sa nature fantasque, ou à un incontrôlable besoin d’affection. Toute en contradiction, Maelivia couvrait d’attentions son petit frère Didi mais restait indifférente aux enfants de son âge, dont elle partageait rarement les jeux. Khalaba s’aperçut qu’elle les évitait dans la mesure du possible et singeait leur expression sans conviction pour se tirer d’embarras ou passer inaperçue.

Demeurer avec ses camarades, participer au développement de la communauté étaient dans l’esprit de Maelivia des notions bien abstraites, qui ne correspondaient en rien à la réalité de ses sentiments ou de son expérience. Elle ne se sentait pas peinée d’être exclue d’un avenir qu’elle n’avait jamais envisagé. Pourtant, la mention des mines de plastique, dont elle connaissait l’existence, la troublait. Le voyage pour s’y rendre était qualifié d’épopée, il était bien plus long et plus périlleux qu’un fourmillage vers l’île de la fournaise. N’ayant jamais travaillé, elle ne craignait pas l'effort et n’avait aucune idée de la lassitude qui ankylose autant l’esprit que le corps. Elle ne pouvait pourtant pas rester insensible à la douleur qui transpirait des vieux os des nourrices, ni au chagrin qui transparaissait sur leur visage à l’évocation d’une jeunesse disparue, broyée par les dents du labeur. Elle avait perçu la gêne à l’évocation de la longue et douloureuse maladie que subissait son père adoptif et elle avait compris que les mines de plastique constituaient un lieu à part, régi par ses règles propres, très différentes de celles ayant court sur l’île de la Communion.

Mais, ce qui la préoccupait par-dessus tout, c’était le sort réservé à Khalaba. Son amitié pour la vieille Rhuba et son sens de l’observation avaient depuis longtemps renseigné l’enfant sur les attitudes et les symptômes spécifiques de la maladie des écervelés. Pour elle, sa nourrice n’en présentait aucun. L’hébétude, les yeux rougis par les larmes, la démarche chancelante n’avaient rien à voir avec le mal qui frappait d’ordinaire les plus âgés. Il n’avait jamais été fait mystère de leur conduite incohérente. Leurs jambes frêles les portaient en des lieux qu’ils ne reconnaissaient plus ou dont ils ne pouvaient revenir. Khalaba était absente à elle-même, mais elle n’était pas folle, enfin… le problème c’est qu’on ne l’entendait plus rire et cela Maelivia savait que ce n’était pas possible. La parole des écervelés, bien que décousue, était souvent, à l’image de leur tempérament, égale à l’usage qu’ils avaient eu coutume d’en faire quand il n’était pas malade. Si Khalaba n’était pas à proprement parler bavarde, elle avait toutefois une fâcheuse tendance à l’explication. Tout évènement, aussi insignifiant qu’il fût, devenait prétexte à de longues digressions ennuyeuses à l’aide desquelles elle tentait de faire le tour de son sujet en en examinant, non seulement toutes les facettes, mais aussi l’historique et les potentialités latentes. Pour Maelivia, elle était semblable à l’homme de la fable qui coupe la poule pour voir ce qui se trouve à l’intérieur et ne s’en trouve pas plus avancé. Khalaba faisait en quelque sorte preuve d’une avarice de la pensée en oubliant que tout n’était pas théorique et qu’il faut avoir un peu d’air, de silence et de liberté pour réfléchir. Le fait est qu’elle perdait son auditoire dès ses premiers mots sans toujours s’en rendre compte. Lorsqu’elle s’apercevait de sa méprise, elle riait généreusement regagnant l’affection et l’attention de ses proches. Son rire était le filet d’une pêche miraculeuse qui sauvait ses rêves de justesse.

Dépourvue d’orgueil, elle savait ne pas appartenir à la caste des sachants. Cela dit, dans son jeune temps, elle avait été cuisinière et accessoirement accoucheuse sur l’île du Carême. Là-bas, elle avait pris plaisir à écouter les soignants et en avait conclu à l’importance de mettre au jour les fils ténus qui relient les choses entre elles. Il lui semblait que la nature fonctionnait comme une communauté. Un caractère caché pouvait avoir des répercussions insoupçonnables, il était facile de les négliger si on ne prenait pas la peine de l’approcher et de le comprendre.

Aussi, elle avait été profondément émue lorsque la mère de Théo et de Fabliro lui avait confié son bracelet de cheville en jade, signe d’appartenance à la caste des Laborantiens. Quelques mots échangés avec cette femme lui avaient permis de ressentir leur amour commun pour le savoir. Bien qu’ignorante en sciences et en biologie, elle avait reçu ce don comme une reconnaissance de ses valeurs et l’expression d’un souhait inavouable. Elle s’était donc échinée à initier les deux enfants à la pratique de ce qu’elle se figurait être une démarche scientifique : observer, comparer, déduire et recommencer. C’était maigre, mais déjà le début de quelque chose, pensait-elle.

Les deux garçons n’étaient pas du même avis. Pleins de vie, de bonne composition, assez joyeux ils n’avaient montré aucun goût pour l’étude. La patience leur faisait défaut pour prêter une oreille attentive. Khalaba toute occupée à compiler les bribes de savoir consciencieusement mémorisées entre le service d’un ragout et la concoction d’une infusion ne s’en rendait pas toujours compte. Elle était surtout habitée par l’intraduisible souvenir des conversations animant les longues heures précédant la délivrance, si propice à la confidence quand, dans l’ombre de la vie à venir, l’angoisse de la mort et de la maladie donne une perspective nouvelle aux choses. Mais fallait-il ternir l’insouciance des enfants ? Était-ce le poids du savoir que l’on ne maîtrise pas ou le doute qui raidissait sa nuque et hérissait les poils de ses avant-bras quand elle pinçait le haut de son nez et inspirait profondément pour rester calme avant de répéter sa leçon ?

Beaucoup plus jeune, et encore moins disciplinée, Maelivia n’avait eu de cesse de traîner autour du petit groupe. N’écoutant rien en apparence, elle perturbait les laborieux efforts déployés par Khalaba et distrayait en permanence les jumeaux. En fait elle avait ajouté un axiome fondamental et particulièrement excitant à la démarche prônée par sa tutrice : l’expérimentation. Telle était la racine des déboires rencontrés par le groupe des nourrices tout entier dans l’’éducation de ce petit diable.

Aujourd’hui, avec la férocité du désespoir, elle mettait tout en œuvre pour comprendre. Elle ne voulait pas se tromper. Juchée entre les branches d’un arbre ou terrée dans une anfractuosité de la roche autour de la source, elle épiait. Elle constatait que les îliens se montraient exagérément prévenant avec Khalaba et l’abreuvait de décoctions de khôme ainsi que de plantes dont elle ne connaissait pas les effets. Ses doutes se confirmèrent. L’état de Khala n’était ni le fait d’une fatigue de l’esprit due à l’âge, ni une atteinte soudaine, étonnamment fulgurante, du mal des écervelés.

Maelivia comprit qu’elle n’était pas la seule à pâtir de ses actes. Son intrusion dans la hutte du lien, sa chute dans l’eau sanctifiée de la source lors de la cérémonie étaient sévèrement sanctionnées. Si elle était condamnée à l’exil, Khalaba payait un tribu plus lourd encore. Elle était dépossédée de son identité. La déclarer écervelée réduisait ce qui était arrivé à l’ordre de la fatalité. Aucune responsabilité n’était à partager, il s’agissait pour la communauté d’un accident, comme un accroc involontaire sur le tissu du temps dont on éviterait de parler pour que peu à peu la mémoire le contourne.

Pour la première fois Maelivia eut peur. Elle rencontrait la négation, la réalité tordue par la volonté, cette autre forme du pouvoir qui tient la vie entre ses mains et n’hésite pas à resserrer son emprise pour mieux s’affirmer. Revenait-on vraiment des mines de plastique ? L’effroi qui la saisissait gagnait en intensité. Elle se mit à trembler aussi pour Khalaba et accessoirement pour la vieille Rhuba. Où menait donc ce grand voyage qui happait les écervelés au crépuscule de leur vie ?

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