Chapitre XVII: Une longue marche

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Où l’on explique d’une manière claire et méthodique les plus importantes vérités de la métaphysique et où, l'on observe entre autres vérités, les effets qu’on a coutume d’attribuer à la nature et au miracle.

Radigan aurait donné n’importe quoi pour récupérer sa combinaison. Lui qui connaissait tout de ses semblables grâce au réseau neurovial était pour la première fois confronté à des individus dont il ne savait rien et ne comprenait pas la langue.

Il se tenait sur ses gardes. Au cours de son enfance, pendant ses années de préparation, la distanciation sociale lui avait paru être un attribut naturel au développement d’une société civilisée. L’éloignement physique était compensé par l’intensité des échanges neuronaux symbiotiques créant entre les membres de la société une grande intimité et un sentiment de complicité réciproque.

Ici, au contraire, l'écart entre les êtres était physique et absolu. Ce qui isolait protégeait. Il se surprenait à considérer d’un œil mauvais quiconque était susceptible de l’approcher. Lui qui d'habitude n’éprouvait aucune pudeur de part son éducation très respectueuse de la biologie et des phénomènes naturels, ressentait le besoin de se vêtir pour se protéger du soleil, mais aussi pour ne pas subir les regards appuyés des barbares. Il comprenait qu'un habit était un moyen supplémentaire de maintenir les autres à distance. Le vêtement, tour à tour, dissimulait ou exposait avec ostentation. Le concept avait été poussé à l’extrême par la création d’objets qui n’étaient pas seulement des ornements. Défensifs ou offensifs ils avaient pour fonction de maintenir à l’écart ceux dont on ne souhaitait pas être approchés. Comme c’est étrange, s’étonna Radigan, que Jugantur ait fait broder ce symbole sur ma combinaison avant mon départ.

Incapable de comprendre la motivation de son mentor, il s'alarmait de ne pas avoir pu en déceler la logique lors de leurs échanges psychiques. Le doute se faisait jour en lui, mais il avait du mal à le distinguer de ce qui pouvait relever de sa suceptibilité, d'une alarme ou d'une juste colère. Y avait-il des choses qu'il aurait du savoir et qu'on lui avait cachées?

La question en elle-même était improbable et douloureuse. Alors qu'il hésitait à creuser le sujet pour en déterrer toutes les implications, il fut sorti d’embarras par une sensation désagréable qui lui parcourait l’épiderme. Le soleil au zénith brûlait sa peau mate. Il avait soif. Il s’aperçut assez vite que l’eau était rationnée et réalisa que, si on ne le laisserait pas mourir de déshydratation, il ne serait pas parmi les premiers servis. Il décida donc de ne pas se manifester inutilement et pour passer le temps, il regardait les hommes de Youpur s’évertuer à porter sa monture.

Lui qui avait été rudoyé par ces hommes frustres, comme en témoignait l’hématome qui l’élançait sourdement du bas des côtes jusqu’à la hanche, aurait pu, d’un mot, les anéantir tous. Enfin, il se plaisait à le croire car sa monture, à bien y regarder, n’était pas vaillante. Son capulet en cuir de gnouzk taché de sombre trahissait la gravité de sa blessure. Ses pinces étaient entravées et ses pattes pendaient mollement. Aurait-il été prudent d’agir ? Pour faire quoi ? Radigan ruminait des pensées contradictoires. Oscillant entre un optimisme violent et une résignation sourde, il imaginait Nicophène attaquant les importuns. Puis il réévaluait avec pragmatisme la situation. Il était nu au milieu des barbares. Aucune aura psychique n’émanait de ces êtres. Pourtant, ce n’était pas des animaux. Etait-ce des animaux ? Il n'avait plus l'espoir d'établir une connexion neuronale satisfaisante. Il puisait donc la force nécessaire pour affronter un avenir incertain dans le brouhaha puissant et familier des siens qui continuait à l’habiter.

Il devait prendre son mal en patience, s'habituer à la solitude. Même s’il avait pu indiquer avec précision dans quel espace il se situait, il doutait d'être secouru. Nicophène était un prototype, une créature dont les propriétés exceptionnelles étaient en partie dues au hasard. Reproduire les paramètres qui avaient généré son évolution particulière n’était pas à la portée du premier venu. Jugantur lui-même avait déclaré qu’il n’excluait pas d’échouer à formaliser une telle procédure, quant à la mettre en œuvre, il s’était montré assez évasif...

À mesure que les muscles de ses mollets se tendaient douloureusement et que ses pieds s’arrachaient au sable, Radigan reconsidérait les possibilités infinies offertes par le voyage sub-temporel. Il était possible de représenter le temps comme un phénomène ondulatoire, un jeu d'interdépendances entre les éléments qui l’habitent et le composent. Définir l’espace revenait à mettre en cohérence des perceptions, à établir des proximités entre des particules distinctes aussi minuscules et étrangères les unes aux autres qu’elles soient. Les plans indépendamment habité par chaque bribe de matière ne devenaient commun que lorsqu’ils étaient perçus comme tel. Le temps était l’intelligence de l’inerte. Il en était la conscience et toute conscience est dotée d’une mémoire pour se concevoir elle-même. La réversibilité du temps tenait dans ce paradoxe qui permettait aux vivant et à l’inerte de se déployer, de naître et de disparaitre dans le chevauchement ininterrompu de ses formes multiples. Le sens n’était que l’oubli de cette faille immense, qui aussi ténue soit-elle, sépare irrémédiablement l’un du multiple. La conscience n’était que mémoire tronquée, amputée des possibles auxquels elle demeurait aveugle. Dans les sables mouvants du temps, des paramètres particuliers pouvaient distordre ces manifestations et, en les dissociant, créer une brèche dans ce qu’il conviendrait sinon d’appeler le continuum espace-temps.

Et Radigan savait que dans son monde, seule la présence des trois lunes permettait la conjonction des conditions nécessaires aux déplacements temporels. Il fallait suivre le chemin d’Abel. En créant des déphasages de matérialisation, un peu comme la lumière se réfracte sur les courants plus chauds et crée des mirages, les ondes temporelles pouvaient se heurter à des divergences magnétiques induites par ces corps exogènes. Il en résultait des zones de flottement, des espaces interstitiels où la réalité présente était à la fois ici et maintenant mais aussi, selon une certaine probabilité, là-bas dans le futur ou le passé. S’y mouvoir s’était comme dessiner une courbe dont chaque point devenait une intersection en puissance. Cette virtualité d’un moment engageait la trame de l’ordre temporel tout entier en nouant ensemble le faisceau des possibles. C’était en quelque sorte une manifestation de l’Immuable, un miracle qu’on s’efforçait encore de comprendre et de maîtriser. Le projet Laborantina n’avait d’autre but que de parcourir ce chemin de croix pour retrouver la mémoire de sa fondation, pour renouer avec ceux qui constituaient son passé et redevenir un tout que l’espace malmené par les grands cataclysmes avait fractionné, séparé et plongé dans la solitude et l’oubli depuis des générations.

Conscient que son calvaire ne faisait que commencer Radigan continuait à avancer. Le rythme n’était pas trop rapide compte tenu des efforts déployés par ses tortionnaires pour porter Nicophène. Cela ne l’empêchait pas d’avoir sacrément mal aux pieds, surtout celui sur lequel il s’appuyait le plus du fait de sa claudication et qui s’enfonçait profondément à chaque pas. Il s’essaya à boiter d’une autre manière. La douleur lui arracha un cri. Deux soldats en alerte s’avancèrent. Reprenant son assise sur sa jambe valide, il leur signifia d'un geste négligent qu'ils pouvaient disposer. Son attitude les offensa. Il s'en étonna, c’était la mimique qu’il utilisait régulièrement pour congédier les créatures. Même les plus basiques étaient aptes à comprendre.

Youpur, qui observait la scène, fronça les sourcils. Non content de se pavaner tel un chef de village, le nez au vent, leur prisonnier les traitait avec condescendance. Il lui faudrait mater cet énergumène. Il jeta un œil sur ses troupes. Elles étaient fourbues. Il devait agir. Dès demain, le ver nu devrait porter la bête à deux têtes avec les soldats. La promiscuité entre le maître et la monture, qu’il avait voulu éviter, se révélait indispensable pour maintenir l’équité. On verrait bien comment ce freluquet supporterait la fatigue et s’il aurait toujours fringante allure à son arrivée.

Ignorant les sombres projets tramés à son encontre, Radigan tentait toujours de tromper l'incomfort de sa situation en se concentrant sur les problématiques les plus complexes qu’il lui ait été donné de connaitre. En particulier sur les spécificité du voyage sub-temporel qui consistait à se glisser entre les failles ondulatoires du temps, comme un plongeur se coule entre les courants marins pour refaire surface à la surprise de tous, en un autre lieu, un tout autre moment. Le fait que Nicophène ait constitué un prototype ne devait pas, théoriquement parlant, empêcher qu’à l’avenir, un nouveau bicéphale puisse être voué à accomplir le grand voyage à travers les âges. Dans quelle mesure alors, pouvait-il espérer qu'une autre créature soit envoyée à son secours?

Le contact avec les autres était une constante dans la vie de Laborantina. La perte d’un membre n’était pas ressentie comme une difficulté majeure, car souvent sa mémoire perdurait. Ses expériences passées, ses réflexions constituaient un trésor plus grand que les éléments qu’il aurait pu réunir ou ressentir avec un corps déclinant. D’ailleurs, à l’approche de la vieillesse ou après un « grand œuvre », beaucoup de Laborantiniens choisissaient de rejoindre les racines de l’arbre de vie, hâtant ainsi leur fin et évitant à la communauté d’éprouver à travers eux les affres de la vieillesse. Cette délicatesse empathique relevait à Laborantina du tact le plus élémentaire.

Quelles souffrances devrait-il endurer avant que les Laborantinien n'aient l'idée de venir le libérer ? Auraient-ils à cœur de préserver la pureté du réseau symbiotique ? Radigan songea à l’épée, à la guerre. Il n’était pas certain de savoir quelles attitudes adopteraient sa société en découvrant — en redécouvrant songea-t-il avec effroi— ces monstres du passés. Comment évaluer l’intérêt de sa mission au regard des dégâts qu’infligerait au réseau neurovial une corruption émotivo-physiologique de ses valeurs les plus fondamentales? Devrait-il prendre les devants pour se défendre ? Devrait-il le faire seul ?

Radigan ne sentait plus ses jambes. La routine psychique qu’il continuait à percevoir malgré le décalage qui s’était certainement considérablement accru ne suffisait pas à le préserver du vertige. Envisager sa fin autrement qu’avec le secours de Laborantina ne lui était jamais venu à l’esprit. Etait-ce le soleil, les signes avant-coureurs d’une déshydratation ? Le ver nu s’écroula sur le sol poussiéreux.

En le saisissant par les poignets tandis que les deux gardes dévolus à sa surveillance rapprochée s’emparaient chacun d’un membre, Youpur maugréa. Il était beau, ce prisonnier ! Tiraillé, nu, arraché au mol arrangement du sable chaud ! Et dire qu’il envisageait de l’adjoindre aux hommes mobilisés pour porter la monstruosité. Ce n’était pas gagné ! Le ver nu était aussi faible qu’il était grand et condescendant. Pas moyen de lui extorquer des renseignements, pas moyen de l’utiliser… Youpur en était rendu à lui servir de porteur. Il prenait, stoïque, la suite de ses équipes. Tels étaient aujourd’hui la forme et le poids de sa victoire.

Plusieurs lieues furent parcourues. Peu avant que la première lune ne se lève, le campement provisoire fut monté. Désormais préposés à cette tâche, Bacurian et Karlan vidèrent dans la bouche du fauve une lampée de miellat mélangé à de l’essence de khôme. Pour plus de sécurité, ils en versèrent aussi une bonne rasade à l’intérieur du bec d’aigle après l’avoir légèrement entrouvert grâce à une lance-sabre en bois de ktur. Bacurian contemplait ce levier improvisé qui maintenait le bec cranté du monstre dont l’œil blessé suppurait. Par bêtise, ou par compassion, il profita d’un moment d’inattention de Karlan pour appliquer sur la cornée du rapace un peu du baume de guérison qu’il gardait toujours avec lui.

L’animal ne réagit pas. Tant mieux, pensa-t-il. L’inconscience est parfois préférable à la conscience. Il se demanda si sa condition de souffre-douleur dont il n’avait cessé de faire les frais depuis la veille lui aurait été plus facile à supporter en étant moins sensible. Je ressens, donc je souffre ? s’interrogea-t-il en récupérant la lance qui lui servait de levier. Il ne mena pas plus loin ses réflexions car il devait rendre l’objet à son propriétaire. Déjà on l’interpellait. Bacurian serra les dents. Les railleries allaient recommencer. Youpur n’avait pas trouvé d’autre moyen pour apaiser ses hommes et ressouder le groupe distendu de fatigues et de soif.

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