Chapitre III  Le départ

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Où l'on découvre, au seuil du grand voyage, que les décisions les plus graves ne sont pas les plus difficiles à prendre pour Jugantur, sage parmi les sages.


Le premier jour du Grand Voyage avait débuté tôt et en toute discrétion. Radigan avait marché jusqu'au bâtiment principal de Laborantina. Ce lieu immense, où se rassemblait pour les grandes occasions les membres du clan, était vide lorsqu'il y entra.

Une voute de sel, de roche et de terre mêlés scintillait à la lumière des crevettes bleues, dont les bassins de production constituaient le soubassement de la pièce. Lorsqu'on y posait le pied, une pellicule d'eau gélifiée se formait instantanément. Elle s'affermissait et s'épaississait aux contacts d'un corps étranger jusqu'à devenir une couche translucide et solide si les chocs s'y répétaient ou s'intensifiaient.

Accompagnés de leurs créatures, les enfants Laborantiniens venaient souvent s'y exercer à glisser. Radigan se souvenait avec émotion de ses premiers pas sur cette surface visqueuse et de la chute mémorable de Nicophène, à l'époque pas plus gros qu'un œuf d'autruche, qui, emporté par son élan, avait plongé dans le canal d'arrivée d'eau oxygénée juste en dessous du nid des coléoptères bombardiers.

Les pieds nus de Radigan qui demeurait immobile, s'enfonçaient très légèrement. Le jeune homme était perdu dans ses souvenirs. Il revivait l'instant où la créature avait disparu sous la surface. La sueur perlait à son front et il essuyait machinalement le bord de ses sourcils du dos de la main lorsque le sol, composé de micro algues coagulantes, se rétracta soudain retrouvant sa fermeté.

Jugantur venait d'arriver. Lui aussi avait beaucoup d'avance. C'était son projet, l'œuvre d'une vie, qui trouvait aujourd'hui une forme d'aboutissement et il était content, si ce n'était surpris, de trouver là son jeune disciple.

— Vous priez Radigan ?

— Heu non, enfin... je pourrais... mais... Je devrais, je pense ...

— Cela est sans importance, déclara Jugantur en balayant l'air de sa main comme pour en chasser une mouche de sable.

— Pas d'importance ?

Radigan se tourna face à son maître, d'un mouvement vif, non dénué d'une certaine prestance. Son corps juvénile et sa musculature naissante lui donnait une forme de noblesse que seuls partagent les athlètes et les âmes nobles. Mais ses yeux écarquillés démentaient toute maîtrise de soi et accusaient son inexpérience comme sa naïveté, deux attributs qui soulignaient avec ironie la perfection de cet âge où la vie épouse les corps avec grâce, sans les déshonorer.

Jugantur sentit avec dépit son genou droit tiraillé par un rhumatisme et s'appuya plus fermement sur sa hanche gauche. Il distinguait au cil de son élève le scintillement d'une larme. Il le découvrait sentimental. Un autre défaut qui, heureusement, passait avec le temps.

— Bah, priez si ça vous fait du bien, répondit-il avec désinvolture.

Prenant son détachement pour un reproche, Radigan éprouva le besoin de se confier.

— C'est juste... que je repensais à la fois où Nicophène est tombé... c'est sans importance aujourd'hui, mais j'éprouvais le choc que j'avais ressenti alors à l'idée de le perdre.

— Ah mais non, s'enthousiasma Jugantur. Cela a été une étape primordiale ! La chance à voulu que je sois auprès de vous et que j'aie la brillante idée pour juguler la réaction d'oxydation, d'utiliser la seule chose que j'avais sous la main : le bain de bactéries symbiotiques qui à l'époque constituait l'éclairage latéral de votre aire de jeu.

— Pour boire la tasse, il l'a bue c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai cru que vous alliez le noyer, protesta Radigan.

— Moi aussi, soupira Jugantur. Mais bon, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, n'est-ce pas jeune homme ?

— Je suppose, consentit Radigan dubitatif.

— Cela nous a apporté tellement de bénéfices. Tu n'imagines pas... A vrai dire je ne suis pas certain que nous serions parvenus à voyager dans le temps sans cet incident.

— Vraiment ? questionna Radigan flatté par le tutoiement, marque de proximité rarement employée à son égard, qui plus est par le grand Jugantur, sage parmi les sages.

— Oui, la luminescence nous permet d'appréhender la biomasse des espaces temps, et donc nous aide à nous diriger sur l'échelle temporelle.

— Oui, mais ce n'est pas vraiment discret, commenta Radigan en faisant la moue.

— Jeune homme... Vous compliquez tout ! Vous ne voyez que la surface des choses. Pensez plutôt... Si on considère la luciférine, la luciférase et l'adénosine triphosphate, alors la courbe cinétique...

L'entrée du conseil des sages interrompit cette conversation au grand soulagement de Radigan qui, outre le retour du vouvoiement, goûtait peu l'étalage soudain d'érudition auquel se prêtait Jugantur. Il percevait ses incessantes digressions comme un radotage inutile, une sorte de rhumatisme de la communication qui affectait les anciens en dépit des facilités offertes par le réseau neurovial. Ne se rendaient-ils plus compte que toutes les connaissances étaient conservées dans le réseau et donc accessibles ? Quel besoin dès lors d'en faire étalage ?

Par peur de la mort ? Elle n'était plus vraiment un obstacle puisque les mémoires subsistaient dans le réseau neurovial. A chaque instant, les membres de la communauté pouvaient retrouver les savoirs ou la sensation de côtoyer l'esprit du membre retourné au sein des confins.

Mais ce que s'apprêtait à vivre Radigan était différent. En s'engageant à traverser le temps pour revenir aux origines de Laborantina, il confiait sa vie à Nicophène, cette créature expérimentale issue du génie de Jugantur. Sa confiance dans la créature et la sagesse de tous les sages réunis permettait-elle de défier les règles du temps ? Ne fallait-il pas un brin de folie pour s'y risquer ?

— Mais non, un brin d'audace seulement, répondit Jugantur captant les pensées du jeune homme.

Il ajouta aussitôt, heureux de mettre en avant sa maîtrise du sujet :

— Traverser les espaces hémisphériques lors de l'alignement des lunes implique un déplacement dans le temps allant de quelques secondes à plusieurs jours. Chaque aller-retour à des intervalles précis à l'angle des lunes Bêta, Gamma et Oméga peut théoriquement augmenter ou réduire exponentiellement cette distance temporelle.

— Théoriquement ? interrogea Radigan soudain inquiet de ne pas avoir mieux prêté attention aux explications soporifiques de Jugantur pendant sa formation.

Il entendit quelques raclements de gorge sourds du côté des sages.

— La découverte n'est pas nouvelle, argua Jugantur en chassant une hypothétique mouche de sable de la main pour ne pas faire affront à ses collègues. Chaque enfant sait que l'espace et le temps sont, en fait, une même matière. Lorsque les champs magnétiques induits par l'espacement des lunes étirent insensiblement les champs temporels, il est possible indépendamment du temps subjectif ressenti, de se déplacer dans des espaces sub temporels, et donc dans le temps, à condition d'avoir un moyen d'évaluer les biomasses correspondant à l'échelle chronologique et de s'y adapter pour refaire surface dans un temps subjectif partagé cohérent... C'est clair non ?

Nicophène balançait sa tête d'aigle de haut en bas en signe d'assentiment, ses paupières mi-closes témoignaient de sa concentration, de la sagesse des paroles du savant ou alors plus probablement de l'heure matinale. La créature avait suivi la procession des sages, pourquoi diable Radigan ne l'avait-il pas entendue entrer ? Tout en se tortillant pour être vu par l'animal, il le salua à son tour d'un hochement de tête. Jugantur encouragé par ce signe d'assentiment continua ses explications.

— Des microparticules semblent obéir à ce schéma. On les retrouve au temps présent en plusieurs endroits à la fois. C'est ce que j'appelle l'immédiateté ubiquitale... d'où découle en partie la difficulté de notre expérience. Par contre, et c'est embêtant, on n'a pas encore réussi à prouver le transfert. En effet comment savoir si un objet ajouté dans le passé n'était pas là auparavant ?

Radigan connaissait la suite. La mémoire des anciens ne révélait rien de cet ordre. S'agissait-il d'univers temporels parallèles qui se généraient à l'infini ? Comment l'Immuable se manifestait-il à travers le temps-espace ? Une seule chose était claire et prévisible : Jugantur en avait pour des heures si personne n'intervenait pour mettre fin à sa diatribe.

En effet, les adeptes de la Roue-Serpent soutenaient que la voie du temps détruisait pour reconstruire. Que l'Immuable se déplaçait pour échapper au temps et que les univers anciens étaient dévorés sous les mâchoires des lunes. Pourtant d'après lui leur vision était obsolète.

Si les particules pouvaient se déplacer, alors l'existant incluait son état antérieur. La communauté devait donc pouvoir s'unir à travers les âges, pas seulement par la mémoire, mais dans sa foi en l'Immuable. Dans la communion des esprits du présent, du passé et du futur, au sein d'un réseau neurovial élargi, atemporel. A n'en pas douter, la foi inébranlable de Jugantur le portait sur le chemin de l'expérimentation.

Radigan avait été formé par les plus grands scientifiques de Laborantina. Il comprenait les enjeux d'un tel projet. L'homme nouveau pourrait étendre son influence dans l'espace comme dans le temps. Les conquêtes du passé, l'étendue précoce d'un réseau neurovial dense au sein des populations des âges plastiques renforcerait la position de Laborantina, tout comme la stabilité de son système.

Oubliées les souffrances de la reconstruction, oubliés les cataclysmes magnétiques qui avaient morcelé les communautés et laissé des clans entiers dépérir.

D'un autre côté, les adeptes de la Roue-Serpent affirmaient que l'Immuable était d'une nature absolument différente de celle de la matière. Leurs discussions théologico-scientifiques n'en finissaient pas. Chacun élaborait des hypothèses sur le sujet.

Pour ce que Radigan en comprenait, le virtuel était associé au spirituel et à la voie. La matière, sous sa forme solide, s'unissait à l'espace où le temps sévissait et imposait la distanciation : ce qui sépare, ce qui oppose.

Pour les disciples de cette secte, il y avait donc quelque chose de radicalement mauvais dans la matière. Sa dissolution dans le temps, « tu es poussière et tu redeviendras poussière », divulguait sa racine fondamentalement vaine : celle de ne pouvoir être partie du Tout, de ne pouvoir participer à l'Immuable.

A cette idée effrayante le jeune homme esquissa le geste d'une prière. L'occasion était trop belle, les sages du conseil suivirent le mouvement imposant le silence à Jugantur.

Tout en effectuant le geste rituel, Radigan continuait sa réflexion, car même s'il doutait de la pertinence dialectique des membres de la secte de la roue, il était toutefois totalement convaincu de l'inanité de la matière. Il les respectait pour avoir su, en leur temps, imposer cette vérité et faire triompher l'esprit commun au profit de tous.

Si la matière n'avait pas été révélée dans sa vraie nature inerte et malléable à l'envie, alors rien de tout ce qu'il connaissait et appréciait n'aurait été possible.

La médecine d'abord, la diversité réjouissante des créatures ensuite. Ni même l'exploitation rapide et efficace des ressources premières. L'homme était un modeleur du vivant. Seuls les artistes pouvaient dénicher un sens dans le hasard de ses formes et la succession des évènements.

Pourtant, il aimait l'art. En passant, ce matin-là, devant les reflets iridescents des plaques d'argile sèches qui ornait les portes de Laborantina, il avait admiré le hasard qui avait semé là quelques plumes de bicéphale entre l'argile brute et les reflets cuivrés d'une peau de gnouzk.

Une bouffée de chaleur lui vint au visage. Il lui faudrait, au plus vite, évacuer ses pulsions émotionnelles, quasi sensuelles, auprès d'une créature à gamète, s'il souhaitait conserver la concentration nécessaire à l'accomplissement de sa mission.

Le calme avait cessé et un débat faisait rage entre les sages. Fallait-il garder le secret. La question était d'importance. Partagés entre la nécessité d'un contact permanent et transparent avec la communauté, et la douleur que pouvait générer pour ses membres la perspective d'un déphasage progressif, ils n'avaient pas réussi à trancher.

Après de longues et pénibles discussions, dont les chemins d'accès référentiels au sein du réseau neurovial restaient trop abscons pour que quiconque ait l'idée de s'y connecter, ils avaient décidé de recourir à un subterfuge afin que l'expérience ne se révèle pas traumatisante pour la communauté.

Un miroir neuronique serait mis en place, créant ainsi une interface sûre au sein de laquelle évoluerait Radigan. Si la promiscuité neuroviale était une nécessité à la survie humaine, les échanges directs et réfléchis étaient rares et faisaient l'objet d'un cérémonial particulier qui permettait en général de les prévoir et de les détecter facilement.

Il s'agissait donc de filtrer ces derniers et de mettre en place une veille active avec deux ou trois individus spécialisés, les scénaristes, pour que Radigan ne soupçonne pas un seul instant de ne plus être en contact direct avec le clan. L'expérience supposait le sacrifice d'un membre, son exclusion du réseau neurovial.

Même si le novice ne se douterait jamais de rien car grâce à ce subterfuge, il n'aurait pas à souffrir de son éloignement, certains éprouvaient encore des doutes et manifestaient leur opposition à mots couverts.

Sensible à l'atmosphère pesante qui régnait autour de lui, Radigan réussi enfin à faire le point entre ses désirs et l'anxiété grandissante qui le submergeait.

Il contempla les sages et, sans s'être intéressé à la nature de leur débat, tout occupé qu'il avait été à rêvasser— presque malgré lui pensa-t-il — à d'autres ébats. Il constata que leurs traits tirés conféraient à leurs visages une gravité particulière.

Au contraire, Jugantur semblait avoir rajeuni. Il savourait sur sa peau tannée par l'expérience le vent frais des possibles. Son esprit aiguisé, sa curiosité de chercheur rencontraient en son cœur une insatiable soif d'exploration.

Il avait déjà à de nombreuses reprises dompté la matière. Le voyage à travers le temps serait l'occasion de lever le voile sur la pensée humaine, de comprendre les règles qui régissaient l'indéfectible lien entre les hommes.

Il y voyait une porte, étroite et incertaine, mais une porte tout de même vers l'Immuable, ses mécanismes obscurs et ses règles.

Jugantur était un inventeur, un découvreur de génie et le meilleur moyen de réaliser son destin était à son sens de transgresser les règles, toutes les règles, même celles qu'on n'avait pas osé imaginer.

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