65 - Dans les airs

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 Comme chaque jour depuis l'attaque, Yuling se réveilla transie de froid. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Le manque, disait Dame Calwaën. Fei s'était recroquevillée si profondément en elle qu'elle souffrait de son absence. Des tremblements la terrassaient. Des nausées, jusqu'à en vomir ses trippes. Un intense bourdonnement qui lui donnait mal au crâne jusque dans son sommeil...

 Fei l'avait sauvée, ce jour-là. Sans elle, elle ne serait plus : c'est ce qui arrivait aux dragonniers quand le lien était rompu. La mort. L'agonie de se savoir coupée de son âme. Ceux qui y étaient confrontés sombraient dans la torpeur, comme pétris de froid.

 Elle observa la petite boule lovée au pied de son lit. Elle avait posé là une grosse couverture en laine qu'elle réchauffait à l'aide de luminoles afin de préserver la température de sa dragonne. Fei perdait ses poils. Par endroit, la peau était rose et sèche, comme si elle se mourait de jour en jour. Elle semblait si petite, si frêle, qu'elle n'osait plus la toucher. Elle n'était pas une bonne maîtresse. N'importe qui aurait pris son dragon dans les bras. N'importe qui aurait pleuré à chaudes larmes. Son cœur pleurait, mais pas ses yeux. Elle n'en avait pas le droit. Si ce jour-là elle ne s'était pas fâchée, si ce jour-là elle avait été patiente, si ce jour-là, elle n'avait pas essayé de prouver qu'elle en était capable, alors Fei ne serait pas à l'article de la mort.

 Ewa tenta de lui remonter le moral. Kön s'enquit de savoir comment elle allait. Même Solrik passa la voir, mais l'attaque avait été rude, et elle avait bien du mal à se remettre. Dame Calwaën se présenta à son chevet tous les jours, épongeant la fièvre quand celle-ci menaçait de l'emporter, énonçant ses directives quant à l'état de Fei. Elle entendit, les yeux fermés, Ewa assister la jeune femme.

 Certains soirs, la voix de Mees résonnait à ses côtés, ferme et grave, comme dans ses souvenirs.

 – Tu t'es montrée imprudente. Tu aurais dû faire attention, tu sais que ça peut arriver.

 Et comme à chaque fois, il avait raison.

 – Qu'est-ce que je ferai la prochaine fois ? Tu crois que je peux veiller sur toi tous les soirs ?

 La jeune fille secoua la tête, honteuse.

 – Emmène-moi avec toi.

 – Ce n’est pas possible, Yuling, et tu le sais.

 – Mais je serai sage, promis…

 – Tu es trop petite, tu n’arriveras pas à suivre le rythme.

 – C’est pas vrai ! Je sais marcher vite, et je sais même courir !

 – Et tu passes ton temps à parler. Tu feras fuir les animaux.

 – Ca c’est parce que je m’ennuie, précisa-t-elle en boudant.

 Son frère s'agenouilla à ses côtés et prit son visage entre ses mains :

 – Ecoute… pas cette fois. La prochaine, je te le promets. Tu sais que je tiens à toi.

 Il déposa un baiser sur son front et caressa sa joue. Yuling soutint longuement son regard puis fermer les yeux. Il avait raison, pas cette fois. Quand Fei irait mieux. Quand elle sentirait à nouveau cette douce chaleur dans sa poitrine. Elle était si fatiguée, si meurtrie face au vide béant qui menaçait de l'engloutir, qu'elle serra une dernière fois sa main comme pour mieux le retenir. Elle savait qu'il allait partir. Mees ne restait jamais bien longtemps. Mais elle voulait profiter de sa présence une dernière fois. Le savoir à ses côtés. Il lui avait tellement manqué.

 Une larme silencieuse roula le long de sa joue.

 Bientôt, tout ça serait fini.


***


 Dame Calwaën débarqua une semaine plus tard à l'aube, aussi fraiche qu'une fleur givrée. Son visage était fermé, son expression, impassible. Depuis la veille, Yuling se sentait mieux : la jeune femme n'avait pas attendu pour reprendre du service.

 Elle s'accroupit tout de même au dessus de l'amas de couvertures près du lit et jeta un coup d'œil . Entre deux plis, une oreille s'affola. Puis le bout d'un museau rose fit son apparition. Yuling, qui venait de traverser de sombres heures, observa sa dragonne avec affection. Elle avait beau être petite, à moitié rose dénudée comme un ver, elle s'en fichait.

 – On va en ville, annonça la jeune femme.

 Elles eurent à peine le temps de se préparer que Dame Calwaën les embarqua, traversant cours et champs à grands pas. Elles contournèrent la Dragonnerie pour se diriger au pied de la montagne vers ce qui semblait être un sentier qui grimpait. Yuling avait récupéré en vitesse un baluchon qu'elle avait noué sur son dos et dans lequel elle avait glissé un drap chaud pour Fei. La dragonne s'y était faufilé et n'avait plus bougé depuis.

 Le chemin suivait un pan rocheux et montait sec. Yuling, qui n'avait pas totalement récupéré, se retrouva très vite essoufflée. Au dessus de leur tête, quelques dragons survolaient les flancs de la montagne. Dame Calwaën ouvrait la marche, Ewa et sa dragonne sur les talons. La jeune fille semblait profiter de cette sortie imprévue. Sa dragonne sautait habilement d'un rocher à l'autre, vivant sa vie de dragon. Yuling avait du mal à observer le paysage, entre son point de côté et l'air vif qui lui brûlait les narines.

 Elles contournèrent un flanc de falaise, abandonnèrent la végétation nue de l'hiver pour un sentier étroit et moins accessible. Puis un dernier lacet vit le paysage se métamorphoser : apparut devant elles un promontoire naturel qui dominait toute la vallée et offrait une vue imprenable sur la Dragonnerie. Plusieurs dragons s'apprêtaient à décoller en s'élançant dans le vide. D'autres tournoyaient bien plus haut dans le ciel.

 – Il n'y a que deux moyens de quitter la Dragonnerie, leur annonça Dame Calwaën qui attendait que les deux filles ne la rejoignent. Par le sol, ou par les airs.

 Yuling accompagna du regard la main de la jeune femme quand elle désigna successivement ses pieds puis le ciel.

 – Tu… Tu veux dire qu’on va voler ? demanda-t-elle en réalisant soudain.

 – Sauf si vous préférez marcher pendant trois jours.

 Son cœur fit un bon dans sa poitrine. Elle ne s'était pas attendue à se retrouver si tôt dans les airs. Elle s'était faite à l'idée de devoir patienter le temps que Fei termine sa croissance, mais Dame Calwaën avait visiblement d'autres projets pour elles.

 – Venez.

 Elle les guida un peu plus loin où trois dragons verts attendaient en renâclant. L'un d'eux grattait le sol en reniflant les quelques plans d'herbes éparses.

 – Système de transport aérien, commenta-t-elle.

 Elle chercha du regard quelque chose, ou plutôt quelqu'un, et sembla le repérer plus loin. Le garçon n'était guère plus âgé qu'elles. Il avait le teint hâlé et des cheveux noirs de jais. Il leur adressa un signe de la main en les rejoignant quand il comprit la demande d'Ella.

 – Et voici Oöko. C'est lui qui nous amènera en ville. Oöko ?

 – C'est pour Anyör ?

 La jeune femme acquiesça. Il siffla alors son dragon, lequel déploya tout à coup ses ailes, envoyant propulser dans les airs des volutes de poussière. D'instinct, Yuling recula. Elle était si impressionnée par la puissance de l'animal qu'elle n'avait pas pu s'en empêcher. Ces dernières semaines, elles avaient surtout côtoyé de jeunes dragons en rien comparable à un spécimen dans la force de l'âge. Celui-ci devait bien faire quinze fois leur taille, et quand il étirait ses ailes, elles couvraient une telle envergure qu'il était difficile de ne pas réagir.

 Oöko stabilisa la nacelle et les fit embarquer, non sans appréhension.

 – Accrochez-vous, lâcha Dame Calwaën. Ca secoue toujours un peu au décollage.

 A peine avait-elle fini sa phrase que le dragon donna plusieurs coups d'ailes très puissants. Ils s'élevèrent dans les airs. La nacelle trembla, tangua, puis avant que Yuling ne comprenne ce qui leur arrivait, la créature bascula dans le vide, et eux avec elle.

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