66 - La voie du ciel

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 Dès que la nacelle se stabilisa, Yuling se pencha par-dessus bord : le plateau diminuait à mesure que le convoi prenait de l’altitude. Le sol semblait déjà bien trop loin… Et si le dragon laissait subitement le panier lui échapper ? Elle releva la tête, cherchant du regard les accroches, pour constater qu'il n'y en avait pas. Seules les griffes acérées de la créature retenaient les cordes.

 – Ne t'inquiète pas, la rassura Oöko. Il a l'habitude et il est bien plus fiable que nous.

 Mes ses mots n'eurent pas l'effet escompté. Le bruit du vent dans les cordes, celui du battement des ailes à chaque battement, étaient particulièrement angoissants. Pendant un long moment, elle se terra, préférant ne pas regarder par dessus bord. Dame Calwaën, en grande conversation avec Eöko et Ewa, évoquait les repères géologiques du terrain, primordiaux pour se repérer dans les airs, ainsi que les durées de vol et des questions plus techniques liées à l'atterrissage. Yuling se cramponna au panier : c'étaient des questions qu'elle ne s'était jamais posées. Et tout à coup, comme un fatalité lui tombant dessus, elle réalisa qu'il lui faudrait voler un jour. Une sensation bizarre s'empara d'elle, un mélange d'anticipation et d'appréhension. Elle était apprentie Héros. Réellement apprentie.

 Comme en réponse à son état d'esprit, Fei, qui analysait peu à peu les images que lui communiquait sa maîtresse, releva la tête du baluchon. Yuling eut un moment de panique : avec sa peau mise à nue et le vent qui soufflait à cette altitude, elle risquait d'attraper froid. Mais la dragonne lui échappa avant même qu'elle n'eût tendu le bras et grimpa sur la balustrade.

 – Fei !

 Oöko la retint d'un bras sur l'épaule.

 – Laisse-la. C'est un dragon, pas un humain.

 Agacée, Yuling se retourna brusquement vers lui. Il ne comprenait pas ! Il n'avait aucune idée de ce qui la terrifiait. Mais quelque chose dans son expression la retint et elle referma la bouche. L'horizon se reflétait dans son regard. L'horizon et une émotion indescriptible qui lui serra le cœur. Le lien venait brusquement de se resserrer et l'esprit de Fei se déversait dans le sien, lui laissant à peine la place pour observer. Et de là, elle découvrit le ciel comme elle ne l'avait jamais vu. Du bleu, une étendue de bleu, mais aussi du gris, du rose, du violet ou du jaune ; les couleurs qui le composaient se déclinaient en un millier de nuances. Il semblait si vaste, si plein de promesses que tout à coup, elle n'avait plus peur. Un immense sentiment de plénitude s'était emparé d'elle. Un sentiment d'aventure et de liberté. Il sentiment d'infini...

 – Ca fait toujours ça la première fois, commenta sollenellement Dame Calwaën. Et ça te fera ça à chaque fois que vous prendrez votre envol. Pourquoi crois-tu que les Héros, malgré tous les risques attenants à leur mission, remontent toujours en selle ?

 Un long silence suivit sa réflexion. Les vents finirent par se calmer et Yuling observa les versants de la montagne céder peu à peu aux champs de pastèques. Vue du ciel, Anyor ressemblait à une étoile rouge bordée d’or ; son cœur et ses rues de terre brune s’étendaient vers les champs de blés comme les branches d’un soleil. Les toits d'argile des bâtisses rappelaient le feu rougeoyant craché des montagnes, noyé dans les vapeurs chimiques d’une ville qui se voulait à la pointe de sa technologie.

 La nacelle amorça sa descente, lentement guidée par le son des marteaux sur l’enclume. Puis bientôt apparurent au sol des formes reconnaissables entre toutes : des dragons.

 L’excitation gagna la nacelle. Stream et Fei se mirent à crapahuter, faisant tanguer le panier ; le convoi perdit subitement plusieurs mètres d’altitude, sous le regard affolé de Yuling qui ne se remémora que trop bien les discussions sur les atterrissages ratés.

 Au prix de gros efforts, elle parvint cependant à contenir sa peur et se risqua même à pencher la tête pour observer les dragons qui se dressaient dans son champ de vision : trois bleus, deux verts et un noir, énorme, comme elle n’en avait jamais vu auparavant. Son cœur s'affola. Ses yeux glissèrent du haut de son échine au bout de ses écailles. Il se dégageait de sa seule présence une impression de calme si terrifiante qu'elle en oublia de respirer. Sky deviendrait-il aussi gros ?

 Rapidement, la nacelle se retrouva à quelques mètres du sol. Yuling releva les yeux sur la bête. L'oreille du dragon remua, il semblait suivre d'instinct le moindre mouvement à proximité, comme un prédateur aux aguets. Elle se demandait si Fei imposerait le même respect plus tard, quand une violente secousse la plaqua contre la paroi ; l’énorme dragon bleu qui les transportait bataillait pour se poser correctement. La nacelle fut ballotée quelques secondes avant d'entrer en contact avec le sol dans un fracas : ils étaient arrivés.

 – Ne t'inquiète pas, il a l'habitude et il est bien plus fiable que nous, hein ? marmonna-t-elle après avoir frôlé une peur bleue.

 Nullement impactée, Dame Calwaën se dirigea sans tarder vers ses confrères après un rapide au revoir à destination d'Oöko, pendant que Yuling se hissait hors du panier en titubant. Un haut-le-cœur lui donna le vertige. Ewa, enthousiaste, venait de sauter à terre, Stream sur les talons :

 – Et dire qu’on pourra bientôt chevaucher nos propres dragons ! s'extasia-t-elle.

 – Bientôt, oui… murmura Yuling.

 La jeune fille, blême, se raccrocha au panier : en attendant, il lui faudrait de nouveau grimper dans la nacelle pour le retour. Elle chercha Fei du regard en sentant une vague d'air chaud lui chatouiller l'esprit. Elle finit horrifiée par la trouver à quelques mètres de l'énorme dragon noir.

Reviens ici ! murmura-t-elle mentalement.

 Elle était terrifiée à l'idée que sa dragonnette s'attire des ennuis, et plus encore à l'idée de devoir aller la chercher. Fort heureusement, Dame Calwaën coupa court à la curiosité de Fei. Après avoir jeté un rapide coup d’œil au dragon noir, elle leur fit signe de la suivre. Yuling devina à son expression qu’elle n’était pas indifférente à la présence d'un tel dragon aux abords de la cité, mais elle si ce fut le cas, elle n'en dit rien.

 – Ca arrive souvent que des dragons de cette taille visitent Anyor ? demanda Yuling, intriguée.

 – De temps en temps, et en soi, s'ils restent en dehors de l'enceinte, ce n'est pas un problème. Enfin j'imagine. Sauf que parfois il y a des incidents. Surtout pendant leur croissance. Petit, ça va, mais en grandissant, ils ne savent plus quoi faire de leurs ailes. Une année, il me semble que c’était il y a trois ans, un des dragons a complètement anéanti une bâtisse. Un coup d’aile et le mur a explosé. Bien entendu, le Maître a dû rembourser de sa poche mais comme il était ruiné, ça s’est réglé à coups de points. Imaginez le pauvre paysan régler son compte à un Héros, c’était assez comique. D’autant qu’avec l’ambiance de fête, tout le monde à fini par s’en est mêler et ça s’est terminé en règlement de compte général… Depuis, tous les ans, une pétition visant à bannir les Héros du royaume circule.

 – Il existe vraiment des gens contre les Héros ? s’offusqua Ewa, surprise.

 – Triste réalité, mais oui. Les gens sont souvent remplis de paradoxes. Croyez-moi, si les Héros devaient être bannis de la cité, ils seraient les premiers à fêter notre départ. Puis ils reviendraient nous chercher en suppliant au premier conflit. Ils sont bien contents de savoir que c'est nous qui sommes envoyés aux frontières pour combattre. Cela leur permet de ne pas avoir à trop s'en préoccuper.

 – La frontière... pensa Yuling, songeuse. Ce n'est pas la première fois qu'on en entend parler depuis qu'on est à la Dragonnerie.

 Dame Calwaën releva la tête, interpellée.

 – On vous en a déjà parlé ?

 – Lors des cours. On nous a dit que c'était là-bas qu'on serait envoyé. Est-ce que c'est vrai ?

 – Ce n'est pas vrai pour tout le monde, corrigea la jeune femme. Certains d'entre vous risquent d'y être envoyé en mission, c'est certain. Mais pas tout le monde.

 – Est-ce que tu y es déjà allée ? demanda Ewa en toute sincérité.

 La jeune femme marqua une brève hésitation avant de répondre :

 – Il y a quelques années, oui…

 – Pourtant la guerre est terminée, non ? Ils ont signé un traité de paix !

 Le visage de la jeune femme se referma légèrement. Elle fixa les doubles portes de la cité dressées devant elles, puis se tourna vers son apprentie :

 – C'est un peu plus compliqué que ça. Et parfois, la guerre ne prend pas la forme qu’on imagine. La situation à la frontière est compliquée, c’est tout ce que je peux affirmer. De toute façon, il vous reste encore quelques années avant d’avoir à vous soucier de ce genre de problèmes.

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